Éthique

Témoignage d’Eva Kor

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Ce témoi­gnage a été publié en anglais sur le forum Quora, le 24 avril 2015, en réponse à la ques­tion : What was it like to be part of the gene­tic expe­ri­ments on twins during the Holocaust ?N1.

Eva Mozes Kor (1934–2019) était une survi­vante de l’Holocauste, et une avocate du pardonN2. Elle avait été victime des expé­ri­men­ta­tions médi­cales de Josef MengeleN3. Enfui en Amérique du Sud, ce méde­cin crimi­nel nazi a échappé au procès des méde­cinsN4 qui s’est tenu à Nuremberg en 1947, et dont est issu le Code de Nuremberg, fonde­ment des lois de bioé­thiqueN5.

Comment était-ce de faire partie des expériences génétiques sur des jumeaux pendant la Shoah ?

⚪️ Ma sœur jumelle Miriam et moi avons été utili­sées dans les expé­riences de Josef Mengele [N3] à Auschwitz [N6] alors que nous étions des fillettes de dix ans. On nous prenait six jours par semaine pour les expé­riences. Lundi, mercredi et vendredi, nous étions conduites au labo­ra­toire d’ob­ser­va­tion où nous restions assis nues — jusqu’à pendant huit heures. Ils ont conti­nué à mesu­rer la plupart de mes parties du corps, à les compa­rer à ma sœur jumelle, puis à les compa­rer à des graphiques. Ils essayaient de conce­voir une nouvelle race aryenne, et pour cela ils s’in­té­res­saient à toutes ces mesures.

Ces expé­riences n’étaient pas dange­reuses, mais elles étaient incroya­ble­ment humi­liantes et, même à Auschwitz, j’avais du mal à faire face au fait que j’étais moins que rien, juste une masse de cellules à étudier. Tous les deux jours, nous étions conduits dans un autre labo­ra­toire que j’ap­pelle le labo­ra­toire de sang. C’est à cet endroit qu’ils prenaient beau­coup de sang de mon bras gauche et me faisaient plusieurs piqûres au bras droit. Celles-là étaient mortelles. Nous n’en connais­sions pas le contenu, à l’époque, et nous ne le connais­sons pas aujourd’­hui. Après l’une de ces piqûres, je suis tombée très malade avec une forte fièvre. J’avais aussi une énorme enflure dans les bras et les jambes ainsi que des taches rouges sur tout le corps. Peut-être était-ce la fièvre tache­tée, je ne sais pas. Personne ne l’a jamais diagnostiquée.

En tant que cobaye à Auschwitz, nous devions réali­ser qu’ils pouvaient faire à notre corps tout ce qu’ils voulaient et nous n’avions aucun contrôle sur ce qu’ils mettaient en nous, sur ce qu’ils préle­vaient ou sur la façon dont ils nous trai­taient, et il n’y avait pas d’en­droit où nous aurions pu aller.

Josef Mengele en 1943. Source : N1

Les gens me demandent souvent : « Pourquoi ne t’es-tu pas enfuie ? » Je suis convain­cue que ces gens savent très peu de choses sur Auschwitz. Le fil de fer barbelé vous élec­tro­cu­tait si vous le touchiez. Tout le camp en était entouré. Avant d’ar­ri­ver à la clôture haute tension, il y avait un fossé rempli d’eau. Donc, à l’ap­proche de cette clôture, vos mains étaient humides et vous étiez immé­dia­te­ment élec­tro­cuté. À dix ans, même si je réus­sis­sais à sortir, où irais-je ?

J’aurais peut-être pu réus­sir à fuir lorsque nous avons été conduits de Birkenau à Auschwitz I pour certaines expé­riences. Mais autant que j’ai pu voir quand nous marchions, c’était une zone mili­taire. Où aurais-je pu aller si je m’étais échap­pée ? Je ne savais pas jusqu’où il me faudrait courir. Et bien sûr, la plupart du temps, lorsque quel­qu’un s’échap­pait ils mettaient les sirènes en marche, nous devions rester debout pendant deux à quatre heures jusqu’à ce que la personne soit retrou­vée morte ou en vie. Si la personne était retrou­vée vivante, elle était pendue devant nous. Les leçons étaient très claires. Celles retrou­vées mortes étaient amenées devant le groupe afin que nous sachions que personne ne s’échappe d’Auschwitz.

À dix ans, je n’au­rais pas osé m’échap­per, et je n’y avais même pas pensé. C’était si loin de mon esprit. Ce à quoi je pensais chaque jour était comment vivre un jour de plus, comment survivre à une expé­rience de plus. Au fur et à mesure que les raids aériens augmen­taient, je savais que cela ne pour­rait durer plus long­temps. Les jours où ils nous gardaient des heures jusqu’à ce que les évadés soient retrou­vés, je pensais souvent : « Bonne chance, j’espère que vous y arri­ve­rez ». Je n’ai jamais pensé que quel­qu’un l’ait fait. Je donnais des confé­rences à San Francisco il y a une quin­zaine d’an­nées. Il y avait envi­ron dix survi­vants qui m’ont été présen­tés. L’un d’eux a déclaré : « Je me suis échappé d’Auschwitz. » J’étais telle­ment heureuse ! Je me suis appro­ché de lui et lui ai dit : « Enfin, je sais pour­quoi je suis restée si long­temps à l’ap­pel, je suis heureuse de savoir que quel­qu’un a réussi. »

En tant que jumelles, je savais que nous étions uniques parce que nous n’avons jamais été auto­ri­sées à inter­agir avec quiconque dans d’autres parties du camp. Mais je ne savais pas que j’étais utili­sée dans des expé­riences génétiques.

Eva Mozes Kor
Source : N2. CC BY-SA 2.0

J’ai commencé à donner des confé­rences sur mes propres expé­riences en 1978. Alors que je racon­tais mon histoire, les gens venaient me voir plus tard pour m’in­ter­ro­ger sur les expé­riences. Eh bien, je me suis souvenu de certains détails de ma propre expé­rience, mais je ne savais rien de la portée plus large des expé­riences. J’ai donc décidé de lire des livres sur Josef Mengele dans l’es­poir de mieux comprendre. Mais dans tous ces livres, il n’y avait qu’une ou deux phrases à son sujet.

J’essayais de comprendre comment obte­nir plus d’in­for­ma­tions, et je regar­dais la célèbre photo prise par les Soviétiques lors de la libé­ra­tion. Je pouvais voir qu’une centaine d’en­fants marchaient entre ces barrières de barbe­lés, qui avaient été libérés.

C’est moi et Miriam sur la photo [au sommet de la page]. Nous tenons la main au premier rang. Je pensais que si je pouvais en quelque sorte loca­li­ser ces autres jumeaux, nous pour­rions avoir une réunion et parta­ger ces souvenirs.

Cela m’a pris six ans, mais en 1984, avec l’aide de ma sœur jumelle, Miriam, nous avons trouvé 122 « jumeaux Mengele » vivant dans dix pays et quatre continents.

Nous avons tenu une réunion à Jérusalem en février 1985.

Rencontre à Jérusalem en 1985. Source : N1

Nous avons parlé à beau­coup d’entre eux. Ce que j’ai décou­vert, c’est qu’il y avait beau­coup, beau­coup d’autres expé­riences. Par exemple, les jumeaux âgés de plus de 16 ans ou en âge de procréer seraient placés dans un labo­ra­toire et utili­sés pour des trans­fu­sions sanguines entre hommes et femmes. Donc, le sang allait du mâle à la femelle et vice versa. Malheureusement, ils ne véri­fiaient pas, bien sûr, si le sang était compa­tible et la plupart de ces jumeaux sont décé­dés. Il y a des jumeaux en Australie qui ont survécu, Stephanie et Annette Heller, et il y a une jumelle en Israël qui était une jumelle frater­nelle — Judit Malick, et son frère jumeau s’ap­pe­lait Sullivan. J’ai entendu Judit témoi­gner à Jérusalem qu’elle avait été utili­sée dans cette expé­rience avec un jumeau en âge de procréer. Elle se souve­nait d’avoir été sur une table pendant l’ex­pé­rience, alors que le corps de l’autre jumeau deve­nait froid. Il est mort. Elle a survécu mais a eu beau­coup de problèmes de santé.

La ques­tion est de savoir combien de ces jumeaux ont survécu ? La plupart d’entre eux sont évidem­ment décé­dés. Je sais aussi que Mengele a fait d’étranges expé­riences sur les reins. Mengele avait lui-même souf­fert de problèmes rénaux à l’âge de 16 ans, en 1927. Il avait quitté l’école pendant trois ou quatre mois selon son dossier SS. Il était profon­dé­ment inté­ressé par le fonc­tion­ne­ment des reins. Je connais trois cas où des jumeaux ont déve­loppé de graves infec­tions rénales qui ne répon­daient pas aux antibiotiques.

L’un d’eux est Frank Klein, qui a vécu à El Paso, au Texas, après la guerre. Il souhai­tait beau­coup assis­ter au rassem­ble­ment à Jérusalem, mais il était en dialyse. En fait, il est venu avec son infir­mière et espé­rait beau­coup avoir un rein pour pouvoir vivre comme une personne normale. Il a reçu une greffe en 1986. Je lui ai parlé après l’opé­ra­tion et il a dit qu’il s’en sortait très bien, mais trois jours plus tard, il est décédé. L’autre jumeau dont je ne me souviens pas du nom, est décédé égale­ment à cause de problèmes d’in­suf­fi­sance rénale.

Ensuite, bien sûr, ma sœur jumelle a déve­loppé des problèmes rénaux lors de sa première gros­sesse en 1960. Les patho­lo­gies ne répon­daient pas aux anti­bio­tiques. En 1963, lors­qu’elle atten­dait son deuxième bébé, l’in­fec­tion s’est aggra­vée. C’est à ce moment que les méde­cins l’ont étudiée et ont décou­vert que ses reins n’avaient jamais dépassé la taille d’un rein de 10 ans. Quand j’ai refusé de mourir dans l’ex­pé­rience où Mengele pensait que j’al­lais mourir (lisez ceci : Qu’est-ce qui vous donne de l’es­poir en période diffi­cile ?), Miriam a été rame­née au labo­ra­toire et on lui a injecté quelque chose qui ralen­tis­sait la crois­sance de ses reins. Après la nais­sance de son troi­sième bébé, ses reins sont tombés en panne. En 1987, je lui ai fait don de mon rein gauche. Nous étions en parfaite corres­pon­dance. Dans cet hôpi­tal de Tel-Aviv, ils effec­tuaient des greffes de rein depuis dix ans. Aucun d’entre eux n’a déve­loppé de polypes cancé­reux, à l’ex­cep­tion de ma sœur jumelle Miriam dans sa vessie. Tous les méde­cins répé­taient que quelque chose avait été injecté dans le corps de Miriam qui, asso­cié au trai­te­ment anti-rejet, avait créé les polypes cancéreux.

D’autres expé­riences dont j’ai entendu parler chez des survi­vants : de nombreux jumeaux qui n’avaient pas les yeux bleus se sont fait injec­ter quelque chose dans les yeux. Heureusement, Miriam et moi avions les yeux bleus. Mengele a fait d’autres expé­riences étranges. La plupart d’entre eux étaient sur le point d’es­sayer de comprendre comment fabri­quer des blondes aux yeux bleus en grand nombre, des expé­riences de guerre bacté­rio­lo­gique, etc. Si un jumeau décé­dait, Mengele faisait tuer l’autre puis il faisait une autop­sie compa­ra­tive. Selon le musée d’Auschwitz, Mengele aurait eu 1500 paires de jumeaux à Auschwitz. Il n’y a eu que 200 survi­vants esti­més. Tous ceux qui ont fait des recherches à ce sujet, y compris le musée d’Auschwitz, ont déclaré que la plupart étaient morts au cours des expé­riences et je suis d’ac­cord. Mourir dans le labo­ra­toire de Mengele était très facile. Je suis l’une des rares que j’ai enten­dus parler d’être dans la « caserne des morts-vivants » et d’en sortir vivante.

Après la guerre, j’ai beau­coup appris en assis­tant à des confé­rences, notam­ment à l’Institut Kaiser Wilhelm. C’est là que Mengele a étudié et s’ap­pelle aujourd’­hui la Société Max Planck. Ils essayaient de collec­ter des infor­ma­tions sur les expé­riences de Mengele. Ils ont invité plusieurs jumeaux et quelques autres personnes utili­sées dans les expé­riences de Mengele. Voici une photo de moi en train d’étu­dier certaines des fioles utili­sées dans les expé­riences à Auschwitz :

Eva Kor. Source : N1

Auschwitz était le labo­ra­toire de toutes les expé­riences que les scien­ti­fiques nazis voulaient faire. Il n’y avait aucune limite à ce que les méde­cins et les cher­cheurs pouvaient faire dans ces camps. C’était donc la route ouverte aux expé­riences sur les jumeaux et autres cobayes humains comme nous.⚪️

🔵 Eva Mozes Kor (2015)

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🔵 Notes pour la version papier :
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  • N1 · fp07 · What was it like to be part of the gene­tic expe­ri­ments on twins during the Holocaust ?
  • N2 · ud5f · Eva Mozes Kor – Wikipedia
  • N3 · pe29 · Josef Mengele – Wikipedia
  • N4 · hqlv · Procès des Médecins – Wikipedia
  • N5 · phex · Bioéthique – Wikipedia
  • N6 · pdef · Auschwitz – Wikipedia

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Article créé le 15/10/2019 - modifié le 28/01/2023 à 20h45

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