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L'indicateur du taux d’occupation des lits de réanimation est-il gonflé ?

Ces derniers jours, plusieurs commentateurs ont accusé les autorités d'exagérer le taux d'occupation des services de réanimation. L'indicateur, dont la dénomination est trompeuse, est bien plus complexe à interpréter qu'on ne pourrait le croire.
par Cédric Mathiot et Florian Gouthière
publié le 30 octobre 2020 à 17h38

Question posée par Germain F. le 23/10/2020

Bonjour,

Les chiffres sur les taux d'occupation des réanimations par des patients Covid-19 disent-ils vraiment ce qu'on leur fait dire ? Depuis plusieurs semaines, les autorités sanitaires mettent en avant cet indicateur pour justifier les mesures prises pour lutter contre l'épidémie.

On le trouve par exemple sur le tableau de bord du gouvernement (ici au niveau national).

Cette statistique, illustrant la tension hospitalière, a également été largement reprise par plusieurs médias comme Capital ou Francetvinfo, qui ont, eux, affiné au niveau départemental, aboutissant parfois à des résultats spectaculaires (et difficiles à interpréter pour le public), puisque le taux d'occupation peut localement excéder 100%, jusqu'à atteindre plus de 200% dans certains départements comme les Hautes-Alpes (225% de taux d'occupation au 29 octobre).

Ces données, depuis plusieurs jours, sont l'objet d'incompréhensions, voire de polémiques. Certains commentateurs affirment ainsi que le mode de calcul de l'indicateur revient en réalité à exagérer le taux d'occupation des services de réanimation par les patients atteints du Covid.

Quel est le problème ? Ces données sont issues de l'indicateur officiel développé par la Direction générale de l'offre de soins (DGOS), consultable notamment sur la plateforme ouverte des données publiques françaises, data.gouv.fr : la «tension hospitalière sur la capacité en réanimation». 

La première limite (assumée) de l'indicateur, est qu'il se base sur une capacité de lits «initiale». Ce qui signifie qu'il ne tient pas compte des nouveaux lits «armés» en réanimation. En Auvergne-Rhône-Alpes, par exemple, la capacité de lits initiale est de 559. Dans les faits, la région compte aujourd'hui 860 lits en réa. Le CHU de Lyon, principal hôpital de la région, est passé, lui, de 139 lits en base initiale à 220 au 30 octobre. Or le taux d'occupation tiendra compte uniquement de la capacité initiale, traduisant une pression par rapport à un point fixe, mais pas un taux d'occupation en temps réel.

Mais au-delà de ce choix de méthode, il y a un autre problème : la statistique ne correspond pas à la description qui en est faite par les autorités. Sur ce site officiel, le graphique est ainsi légendé : «taux d'occupation des lits en réanimation par des patients atteints du Covid-19 par rapport à la capacité initiale en réanimation». De façon surprenante, d'autres pages du même site présentent une autre définition. Or, l'une comme l'autre sont fausses (1).

Comme Checknews en a eu confirmation auprès de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) et de la DGOS, le taux d'occupation des places en réanimation est calculé en rapportant au nombre de lits initial en réanimation (un peu plus de 5000) tous les patients atteints du Covid-19 hospitalisés «en soins critiques»… une catégorie qui va au-delà des seuls patients en réanimation. En clair, les autorités présentent un taux d'occupation des services de réa… qui prend en compte des patients qui ne sont pas dans ces services.

Méthodologie de calcul alambiquée

En effet, depuis le début de la crise du Covid-19, les communications officielles utilisent le terme «patients en "réanimation"» pour désigner tous les patients atteints du Covid-19, placés en soins critiques. C'est-à-dire dans les services de réanimation à proprement parler, mais aussi en unités de soins intensifs (SI) ou en unités de surveillance continue (SC). Cette précision, comme CheckNews l'expliquait il y a quelques jours, n'a d'ailleurs été apportée que récemment dans les statistiques des autorités.

Or ces trois services ne recoupent pas le même niveau de soin ni le même personnel. La DGOS en donne les définitions suivantes : la réanimation est destinée à des patients qui présentent (ou sont susceptibles de présenter) plusieurs défaillances viscérales aiguës, mettant directement en jeu leur pronostic vital et impliquant le recours à des méthodes de suppléances. Les soins intensifs sont destinés à des patients victimes de la défaillance d'un seul organe. La surveillance continue, elle, prend en charge des patients nécessitant une observation clinique et biologique régulière. Selon des chiffres de 2019 diffusés par la Drees, on comptait alors en France environ 5 400 lits en réanimation, près de 6 000 en soins intensifs, et plus de 8 000 en surveillance continue. Comment les patients souffrant du Covid et admis en soins critiques sont-ils répartis dans ces différents services ? Mystère. On connaît, chaque jour, le nombre de patients Covid en soins critiques (plus de 3100 à ce jour). Mais pas la répartition. Et donc pas le nombre de patients Covid occupant des lits en réanimation.

Ce qui est sûr, donc, c'est que le taux d'occupation publié par les autorités, étant calculé par rapport aux places dans les seuls services de réanimation, dit un peu autre chose que ce que comprend le grand public. Prenons un exemple théorique, à l'échelle d'un hôpital comptant 15 patients Covid en «soins critiques». Dix sont dans le service de réanimation, qui compte 20 places. Et cinq sont en «surveillance continue». Selon la méthodologie utilisée par les autorités, le taux d'occupation en réanimation par les patients Covid sera de 75%. Alors même que ces patients n'utilisent en réalité que 50% dudit service de réanimation.

Ceci explique notamment, par exemple, que dans le Rhône, qui affiche, selon l'indicateur officiel, un taux d'occupation des lits de réanimation par des patients Covid-19 de 108%, on trouve en réalité des places en réanimation pour des patients non atteints du Covid-19… Ainsi, au CHU de Lyon, à 15h00 au 30 octobre, un peu moins de 90% des 220 lits de réanimation étaient occupés. Et 40% des patients en réa n'étaient pas atteints du Covid.

«Chemins d’hospitalisation différents»

Pourquoi prendre en compte tous les patients en soins critiques? Cette méthodologie de calcul du taux d'occupation utilisée par les autorités pourrait se justifier pleinement si la totalité des patients Covid-19 nécessitant des soins critiques devaient tous, idéalement, être admis en réanimation, et qu'ils n'étaient transférés dans les services de SI et de SC que «par défaut», du fait du manque de lits disponibles. De l'avis des réanimateurs que CheckNews a contactés, les choses sont moins simples que cela. Certains patients Covid-19, notamment ceux admis en surveillance continue, n'ont pas vocation à aller en réanimation.

«Il y a des chemins d'hospitalisation très différents. Le fonctionnement normal, c'est de donner le bon lit au patient en fonction de ce qu'il présente, de ses comorbidités, de ses antécédents, de sa pathologie actuelle, et du projet de soin qu'on lui propose, explique ainsi Benoît Veber, responsable de la réanimation chirurgicale du CHU de Rouen. L'unité de soins continus ou de soins intensifs va prendre un patient Covid qui n'a qu'une monodéfaillance respiratoire et qui a besoin d'être surveillé de manière intensive ou de bénéficier de moyens non invasifs d'assistance respiratoire. S'il a besoin d'assistance respiratoire lourde ou de prise en charge de pluridéfaillances, il devra être placé en réanimation. Mais ce ne sera pas forcément le cas.»

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D'autres patients, poursuit le spécialiste, sont dans des états trop graves pour aller en réanimation, tout en nécessitant une admission en soins critiques. C'est souvent le cas des patients très âgés et/ou souffrant de comorbidités. «On a pris en charge une dame qui avait le Covid, mais qui avait une insuffisance respiratoire chronique terminale. Elle ne peut pas être intubée, parce qu'elle ne pourra jamais être extubée. Donc on l'a mise en soins continus pour qu'elle puisse bénéficier de moyens optimisés, en sachant qu'elle ne sera pas placée sous assistance respiratoire.» Cette personne, comme d'autres patients Covid-19, sera intégrée dans le calcul du taux d'occupation en réanimation, sachant pourtant qu'il n'est donc pas question de la placer en réanimation.

Frontières mouvantes entre services

«C'est vrai qu'on mélange un peu tout, dit le professeur Annane Djillali, chef du service de réanimation à l'hôpital Raymond-Poincaré de Garches, assez critique sur l'indicateur des autorités sanitaires. Pour le Covid-19, on a des patients qui auront besoin de forte concentration d'oxygène, de surveillance, mais qui n'ont pas besoin de ventilation mécanique. Ils ne passeront jamais par la case réanimation. Au sein de mon établissement, dans mon service, j'ai 30% des patients qui vont en USC, les autres vont en réanimation, parce qu'ils ont besoin d'une assistance respiratoire. Et cette répartition va changer selon les établissements… Il y a des établissements, pour prendre un exemple extrême, où il n'y a pas de réanimation mais uniquement de la surveillance continue.»

Au-delà de la diversité selon les établissements, les frontières entre les différents services de soins critiques (réanimation, soins intensifs, surveillance continue) peuvent être mouvantes, et compliquent beaucoup l'appréhension statistique de la répartition. La surveillance continue, expliquent les spécialistes interrogés, précède ou succède fréquemment l'admission en service de réanimation. Un même patient transitera ainsi d'un service à l'autre.

Ajoutons, pour compliquer encore les choses, que l'affectation d'un même patient en réanimation ou en surveillance continue pourra aussi être différente selon le niveau de tension hospitalière de l'établissement. Le professeur Jean-Michel Constantin, anesthésiste-réanimateur à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) et secrétaire général adjoint de la Société française d'anesthésie et de réanimation (Sfar) explique ainsi : «Dans notre hôpital, quand il n'y avait pas de tension hospitalière, les patients Covid+ en état critique étaient admis directement en service de réanimation, et pas en unités SI ou SC. Cela permettait de les isoler facilement et d'avoir un meilleur suivi.» Même constat à Rouen, explique Benoît Veber : «Quand on est très cool et qu'il y a de la place partout, on élargit les frontières. Il arrive qu'on prenne des patients d'USC en réanimation parce qu'on a de la place.» Ces patients en réa, qui n'ont pas forcément un besoin médical impérieux d'y être, retourneront donc en soins continus quand la pression sur la réanimation sera plus forte. Et si la pression en vient à augmenter encore comme cela s'observe déjà localement, les unités de surveillance continue... disparaîtront, converties en lits de réanimation dans la limite du possible.

Au total, au 29 octobre, il est impossible de connaître la part des 3 147 patients en soins critiques occupant une place en service de réanimation. Le taux d'occupation officiel de 62% est une construction (par rapport à une capacité initiale) qu'on sait donc fausse, et forcément majorée par rapport à la réalité. Mais dans une proportion impossible à chiffrer.

Erreur contre erreur

Certains commentateurs, dénonçant cette confusion, bien réelle, autour de l'indicateur des autorités, suggèrent que l'on calcule le taux d'occupation des soins critiques en rapportant les patients Covid en soins critiques à la totalité des places disponibles dans les trois services concernés (réanimation, soins intensifs, surveillance continue). Soit près de 20 000 lits. On arriverait ainsi à un taux d'occupation des lits de soins critiques inférieur à 20%.

Or, ce mode de calcul serait trompeur. En période de forte tension (comme cela est arrivé, et advient en ce moment), les places en service de réanimation sont insuffisantes pour accueillir l'ensemble des patients – Covid ou non – qui devraient y transiter. Cette situation oblige donc à convertir des unités de SC ou de SI, ce qui n'est pas réalisable à l'infini, pour des raisons de personnels et de matériels (et qui se fait au détriment d'autres opérations ou prises en charge).

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«En comptant l'ensemble des lits de soins critiques, on a plus que 5 500 lits de réanimation en France, explique le professeur Marc Leone, chef du service d'anésthésie-réanimation à Marseille. Mais on n'a pas les personnels ni tout le matériel pour complètement équiper les lits des autres services lorsqu'on en aurait besoin. Le problème qui se pose est celui de la disponibilité des lits – qui peuvent être occupés par des patients atteints d'autres pathologies – et de la facilité à convertir ces unités. Si ces services ne sont pas transformables et que l'on n'a pas de personnel à mettre en regard, on se trouve en situation de tension.»

Une situation qui se profile. «Aujourd'hui, les réanimations débordent. Dans mon hôpital, toutes les places de réanimation que nous avions ouvertes sont pleines, et on n'arrive plus à faire face. On convertit donc autant que possible des places de soins continus en réanimation.»

Au final, les spécialistes interrogés s'accordent tous à dire que la tension des services de réanimation est une réalité incontestable. Même si l'indicateur officiel, donc, en est une transcription imparfaite, traduisant bien la pression de l'épidémie sur la structure hospitalière, mais ne renseignant guère, en réalité, sur le taux d'occupation en réanimation. Sa pertinence demeure toutefois défendue par la DGOS, qui estime qu'il reflète bien «le niveau de sollicitation, de mobilisation, de tension des services, région par région, en lien avec le coronavirus». 

(1) Suite à nos échanges avec les services concernés, des correctifs ont été apportés.

Pour aller plus loin :

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