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Naissance sauvage

Andréine Bel

Il y a trente ans, Itsuo Tsuda publia la lettre que je lui avais adressée suite à la naissance médicalement non assistée de notre fils (Le triangle instable, Paris : Courrier du Livre, 1980, p.75-80). D'autres témoignages de naissances comme celle de notre enfant parurent dans ses quatre derniers ouvrages. Lui qui n'avait jamais essayé de convaincre qui que ce soit d'accoucher de quelque façon que ce soit, se retrouva en quelques années entouré de "bébés Tsuda", ces bébés de la liberté pour la mère d'accoucher en écoutant son corps.

C'était l'époque de Pour une naissance sans violence, de Frédérick Leboyer, des premiers ouvrages de Michel Odent, et de pratiques de l'obstétrique résolument progressistes comme celle de Max Ploquin à Châteauroux.

Après non accouchement, ma mère fut pleine d'enthousiasme. Mon père l'aurait été s'il avait été encore de ce monde. Les autres membres de ma famille qui m'étaient favorables décidèrent que j'avais eu de la chance, puisque tout s'était bien passé. Un de mes cousins, médecin, me téléphona que j'étais une criminelle et que nos droits parentaux devraient nous être retirés. D'autres personnes me dirent plus tard que nous ne sommes plus au Moyen-Âge et que je ferais bien de réviser mes idées rétrogrades.

Quelques amis intrigués par notre histoire et concernés par l'accouchement nous demandèrent des détails et accouchèrent seuls, eux aussi, pour leur plus grand bonheur. Nous l'avons appris bien après. Notre vécu de l'enfantement se limita pendant des années à ces rares échappées. Le sujet ne semblait plus intéresser personne.


Andréine & T., Décembre 1979

En mars 1997, lors du tournage d'un film dans un village reculé du Maharashtra en Inde, je fus sollicitée pour un entretien avec Dharubai, sage-femme traditionnelle. Le déroulement de mon propre accouchement surgit intact en arrière-plan. Dharubai relatait elle aussi un processus normal et spontané, que la sage-femme respecte de son mieux selon la situation. Nous n'étions plus seuls. Dharubai conclut en disant que toutes les femmes de son village accouchaient comme cela, et celles des villages autour, puis celles des villes pour la plupart. J'appris ainsi qu'à cette époque, 70% des femmes en Inde accouchaient encore avec des sages-femmes traditionnelles, bien qu'il soit difficile de caractériser cette pratique sur la base d'un modèle uniforme.

Cet entretien en entraîna beaucoup d'autres, avec des rencontres dont je témoigne dans mon étude : "Three viewpoints on the praxis and concepts of midwifery: Indian dais, cosmopolitan obstetrics and Japanese seitai" : <https://portail.naissance.asso.fr/docs/dais/daicomp.htm>.

De retour en France, en 1998, nous avons cherché sur Internet tout ce qui pouvait nous relier au monde de l'accouchement démédicalisé, repensé, redécouvert et éminemment subversif. Nous avons participé aux listes de discussion du birth movement anglosaxon. En février 2000 Bernard mon époux a créé la liste francophone, puis le portail "Naissance" <https://portail.naissance.asso.fr> qui ont été les points de départ d'un mouvement de démocratie active pour l'amélioration des services de maternité.

Trente ans après la naissance de notre fils, j'ai un regard plus vaste et plus critique qu'alors. Je sais aussi que la médicalisation de l'accouchement reste incontournable pour nombre de femmes et qu'elle peut être indispensable. Ce témoignage ne prétend surtout pas être un modèle. En matière de naissance, rien ne peut être généralisé. Ce qui convient à l'une ne convient pas à l'autre; et même pour une femme, ce qui convient un jour peut ne pas convenir un autre jour. De sorte qu'aucune imitation n'aurait de sens.

Ma recherche sur le mouvement contrôlé puis le mouvement instinctif, m'a conduite au fil des années à une pratique de la danse et du mouvement qui part de l'accueil inconditionnel des sensations et de l'involontaire à l'œuvre dans le réajustement postural spontané. Elle me permet aujourd'hui de faire un récit détaillé de mon accouchement avec, je l'espère, un peu de recul, pour donner libre champ à la réflexion.

Tansen

C'est l'histoire d'une naissance sauvage, libre de toute violence extérieure.

Préparation ?

La plus grosse partie de mon travail de préparation à l'accouchement a été de cultiver une forme particulière de vigilance, pour ne pas donner prise aux propos négatifs et parfois violents que semble s'attirer toute femme enceinte : tu devrais avoir peur de ceci, tu ne sais pas combien cela peut être douloureux, j'ai tant enduré... et ainsi de suite. Aussi, nous avons gardé pour nous notre intention d'accoucher par nous-mêmes.

La préparation pendant ma grossesse a été de me déconditionner des a priori, qu'ils viennent d'autrui ou de moi, des idées anciennes ou modernes : régimes alimentaires, exercices "préparatoires" à l'accouchement, etc. Si méthode il y eut, ce fut celle que me dictait mon organisme. La vie, la santé et la maladie m'avaient fait découvrir quelques ressources insoupçonnées de mon organisme. Mais ce sont les sept années de pratique du "mouvement régénérateur" (Katsugen Undō) qui m'ont permis d'explorer en toute liberté comment mon organisme fonctionnait dans ses efforts vers la santé : mouvements involontaires et incontrôlés, symptômes de maladies bénignes, actions instinctives de survie, etc. J'ai appris peu à peu à ne plus en avoir peur, comprenant dans mes tripes en quoi il était essentiel de faire confiance à ces manifestations et de les accompagner activement.

Les trois premiers mois de grossesse ont été sous le signe du sommeil. Je dormais comme jamais, d'un sommeil impérieux et d'une qualité inégalée dans le reste de ma vie. J'ai appris par la suite que cette période est fondamentale pour l'embryon et que le regain de sommeil de la mère leur est à tous deux nécessaire et bénéfique. Puis le rythme de mon sommeil est redevenu normal. Les trois derniers mois ont vu mes forces se décupler : même si je me ménageais, je n'ai pas eu besoin de repos supplémentaire avant l'accouchement. J'ai appris dans cette étude auprès des sage-femmes indiennes qu'elles font la même recommandation : repos et sommeil à volonté les trois premiers mois de grossesse. Ces mois sont pour la femme enceinte un temps de répit intense et de précaution, accepté en général par les membres de la famille. Ensuite elle reprend son rythme habituel, et dans l'Inde rurale, il n'est pas rare de voir les femmes travailler dans les champs jusqu'au jour de leur accouchement.

Pendant ma grossesse, j'ai suivi une seule indication technique, celle d'un rebouteux que je connaissais bien puisque je lui dois d'être rebouteux moi-même. Il s'agit d'un geste qui correspond à un ressenti. Lorsqu'on sent le ventre "tirer", le bout des doigts fait un massage doux et circulaire d'un point du ventre, dans le sens des aiguilles d'une montre. Ce point se trouve du côté gauche, à la pointe d'un triangle équilatéral dont le deuxième sommet serait le nombril et le troisième l'os pubique. A partir du 7e mois, les quelques fois où j'éprouvais des tiraillements d'inconfort par manque de repos, j'ai massé ce point. Il se reconnaissait par une sorte d'aspiration et de creux sous les doigts. Je sentais immédiatement mon bébé se déplacer avec un grand plaisir et je savais que j'avais été trop loin dans la fatigue. Donc je me reposais plus. Par cet ajustement régulier et sensitif des derniers mois de ma grossesse, j'évitais probablement tout risque de mauvaise présentation de l'enfant pour la naissance. Les accoucheuses du Bihar (Inde) m'ont montré le même point, et son symétrique par rapport au nombril, massé dans le sens inverse, pour inviter le fœtus à se repositionner.

Mon corps, plus que mon intellect, possédait toutes les données me permettant d'enfanter : il connaissait mon histoire, celle de mes parents et de mes grand-parents, mon vécu entier, conscient et inconscient, volontaire et involontaire, et ma capacité relative d'adaptation. Enceinte, j'avais la sensation des choses qui se passaient en moi et cette sensation s'adaptait à chaque instant présent. Pour autant, nous ne nous fermions pas à la possibilité d'avoir recours à l'hôpital, si nous en sentions le besoin.

Images

Un jour, nous sommes allés à Paris rendre visite à Itsuo Tsuda. Nous voulions lui demander l'adresse de Fédérick Leboyer. Son premier livre, publié en 1974, Pour une naissance sans violence, était pour nous la seule référence à une vision de la naissance en accord avec ce que nous attendions. Le hasard fit bien les choses, car ce jour-là, un dimanche matin, Leboyer rendait lui aussi visite à Tsuda. Nous nous sommes donc retrouvés, après le stage de mouvement régénérateur, autour d'un café-croissants. Je demandai à Leboyer quelle clinique il pouvait me conseiller. Il me répondit que la "méthode Leboyer", telle qu'on la pratiquait en France à cette époque, était le plus souvent un simulacre, et que dans la mesure où j'étais en bonne santé et mon bébé aussi, je ferais aussi bien d'accoucher seule. Tsuda commenta : "Vous savez, au bout d'un certain temps le fœtus devient un corps étranger pour sa mère. Elle ne peut donc faire autrement que l'expulser. L'accouchement, c'est aussi simple que d'aller à la selle..." Cette image horrifia Leboyer et mit fin à notre entretien. En sortant, il me supplia de ne pas prendre mon enfant pour du caca ! Une fois seuls, Tsuda nous confia : "Le problème de Leboyer, c'est qu'il a idéalisé la naissance..." Il fait allusion à cet incident dans "Le Dialogue du silence" (Paris : Courrier du Livre, 1979, p.132) avec ce commentaire :

Quand on mange un aliment qui nous fait envie, c'est un plaisir. Quand on mange par obligation, on n'éprouve pas le plaisir. Quand on vomit un aliment qui ne nous convient pas, c'est aussi un plaisir, à condition de ne pas y surajouter une imagination négative. Evacuer, par selle ou miction, quand le besoin se fait sentir, c'est un plaisir. Accoucher quand le moment arrive tout naturellement, c'est un plaisir.

Ce fut pour nous un grand enseignement, celui de ne pas se laisser emporter par l'imagination, qu'elle soit positive ou négative. Remplacer le discours habituel sur la souffrance et le danger de la naissance par une idée toute faite de beauté et d'harmonie, c'est aussi se déconnecter de ses sensations.

Tsuda avait vu juste. Pour une naissance sans violence est certes un récit magnifique centré sur l'accueil de l'enfant à sa naissance, ce qui apparaît comme tout à fait révolutionnaire pour cette époque. On attendait de Leboyer une approche aussi éclairée et sensible de l'accouchement côté mère. Mais 22 ans plus tard, Si l'enfantement m'était conté (Paris: Seuil, 1996) est un plaidoyer magistral pour forceps réhabilités, épisiotomie latérale ni trop généreuse ni trop timide, césarienne comme moindre mal, etc. La femme y est largement infantilisée (voir exemple).

Un jour d'automne

Notre fils est donc né, en septembre 1979, dans la petite maison que nous habitions à Vasselay près de Bourges, avec seulement ses parents pour accompagner sa naissance et l'accueillir.

Cet après-midi d'automne, les vagues commencèrent à m'étreindre. Neuf mois et neuf jours avaient tout préparé pour ce moment. Depuis quelques jours, j'étais dans un état étrange de concentration, fait de quiétude et d'incapacité à penser à autre chose que de préparer un nid : mon zèle à faire le ménage m'étonnait grandement, la couture et le tricot faisaient mes délices...

Nous marchions, nous nous étendions, à l'écoute, sans impatience. Bernard suivait les vagues des contractions avec ses mains dans mon dos ou sur mes hanches. Il s'est laissé porter par la houle, flexible à chaque intonation de ce souffle qui nous submergeait. Je ne l'ai pas entendu penser ni vu projeter un regard extérieur. Sinon il n'aurait rien eu à faire avec moi à cet instant.

Comme un vaillant soldat, notre bébé fit une première avancée en perçant la poche des eaux, du moins c'est l'impression que nous avons eue. Le rythme de l'onde suivit plusieurs marées, avec de longues plages de plusieurs heures de repos et de sommeil.

Plusieurs mois auparavant j'avais demandé à Itsuo Tsuda quelle était la meilleure position pour accoucher. Il m'avait répondu que chaque femme avait "sa" position. Un expert seitai peut arriver à dire en quelques minutes quelle position est propice à quelle femme. "- Mais pour vous, vous n'avez qu'à prendre celle où vous éprouverez le plus de plaisir !" Tsuda a été le seul à employer pour nous le mot "plaisir" associé à l'accouchement.

Comme un arbre mû par la tempête, j'étais appuyée dos au mur couvert de coussins, pieds et mains bien ancrés sur leurs appuis. Je réajustais au fur et à mesure cette position. Si je déviais de la posture précise qui me convenait, une douleur insupportable et asphyxiante me submergeait. Par curiosité, je renouvelai deux fois l'expérience et mesurai ainsi la torture que les femmes sous contrôle doivent endurer. Laissant mon corps agir, c'est une force magnifique qui m'a étreinte, semblable à l'orgasme dans ce qu'elle avait de puissance et de bonheur indicible.

Le calme de la nuit s'était empli des milles bruits de la campagne, l'aube pointait et avec elle ma respiration a pris une forme étrange. Je peux dire que mon étonnement n'a connu aucune limite ce matin-là devant l'intelligence des respirations et contractions qui allaient chercher mon bébé au fond de mon ventre. Chacune le poussait vers le jour, chacune avec sa forme, son rythme et sa force, en accord parfait avec la position du bébé tout au long de ce voyage hors du temps. J'observais... et ne faisais que laisser faire, attentive seulement à être disponible à cette intelligence que je voyais à l'œuvre en mon corps.

Aucune interférence n'est venue troubler cet état de grâce fait d'immédiateté.

Le passage

La descente du bébé se fit en une lente spirale. Mon bassin prenait graduellement une position asymétrique. Il y eut ce moment comme suspendu, accompagné d'angoisse de mort dont témoignent beaucoup de mères au moment du "démoulage" de l'enfant (ce terme est emprunté à Jean-Claude Verduyckt). Comme si tout pouvait basculer vers la vie, ou vers la mort. Puis la tête passa par cette couronne de feu qu'était devenue l'ouverture au monde. Les flammes me torturèrent en quelques étreintes insoutenables. Un bras éclaireur accompagna la tête presque aussitôt, puis le buste jaillit.

Tansen newborn

Le cordon de vie

Le père a accueilli son fils. Des cris petits et courts, quelques gargouillis, puis un silence dont seule l'éternité peut donner une idée ; en grenouille sur mon ventre, il tenait tout entier sous mes mains, avec sa respiration tranquille. Son visage paisible regardait la vie, s'étonnait sans l'être vraiment. Il nous regardait et nous le regardions comme jamais regard n'eut lieu. Nous apprendrons bien plus tard l'importance de ce protoregard (Cf. Jean-Marie Delassus, Psychanalyse de la naissance, Dunod 2005, p.117-125).

Le bruit de l'eau que son père transvasait dans la bassine, le bain "Leboyer" que nous avons essayé, tout cela fut envahissant et inutile ; probablement nous manquions d'expérience.

Séché, protégé par son vernix que nous avions veillé à ne pas enlever, notre bébé était encore relié à moi, peau à peau et au chaud, trois quarts d'heure après sa naissance. Pendant les premières minutes, le sang du placenta, acheminé par le cordon, avait eu tout le temps nécessaire d'assurer en douceur le passage de la respiration placentaire à la respiration pulmonaire, en faisant bénéficier les poumons d'un surplus salutaire d'oxygène.

Le père avait coupé le cordon... pour que le monde puisse être exploré, vécu par cet enfant. Déjà, il était une personne qui allait à la découverte de la vie, et que nous aiderions, suivrions, aimerions jusqu'à la fin des temps.

De la ligature, Bernard pinça avec ses doigts le cordon qui ne pulsait plus depuis longtemps, et fit remonter le sang restant vers mon utérus. D'après le seitai, la petite insufflation capillaire ainsi provoquée dans le placenta est supposée aider celui-ci à se décoller. Nous ne savons si cela a eu une incidence, mais le placenta sortit en quelques minutes après cela. Deux contractions utérines spontanées suffirent à l'expulser. Bernard observa le placenta et vérifia son intégrité. Il déclara qu'elle était parfaite.

Accompagner

Dans mon sein, depuis le début, mon enfant m'avait prévenue de ses inconforts, et ils correspondaient aux miens. Il y eut d'abord les nausées. Je ne pus toucher ni au pain blanc, ni aux aliments frelatés. Leur odeur m'était juste intolérable, comme tous les produits et parfums synthétiques. Je pris aussi assez vite la décision de suspendre mes études de danse pour rejoindre son père en France. Les nausées disparurent sur le champ.

Plus tard, ses mouvements dans mon ventre furent des indications précieuses. Certains étaient doux comme des ondoiements, d'autres m'alertaient. Lors de notre visite à la clinique de Châteauroux, le docteur Max Ploquin proposa avec assez d'insistance la respiration de "l'accouchement sans douleur". J'étais à mon septième mois de grossesse. La protestation fut si vive dans mon ventre qu'elle me fit arrêter l'exercice presque immédiatement, mais la perturbation continua une bonne demi-heure. Aujourd'hui, notre ami Max Ploquin serait beaucoup moins directif, nous a-t-il dit !

Je n'ai pas pu supporter non plus le toucher de Leboyer, pourtant plein d'empathie, lorsque incidemment nous avons pratiqué ensemble le mouvement régénérateur au dojo de Tsuda, à Paris ce fameux dimanche. Je ne savais pas que ces mains appartenaient au célèbre obstétricien, mais je les ai écartées presque immédiatement de mes flancs, les sentant m'ausculter en silence.

J'étais prévenue à grands jeux de jambes de la venue des importuns. Par contre, assister à un cours d'aïkido semblait ravir notre enfant, et les participants pouvaient voir de leur place mon ventre bouger selon les vagues qu'il faisait en les imitant. Il répondait à nos mains, à nos voix, à nos sensations et émotions, sans que nous ayons l'intention de quoi que ce soit. Nous n'avons mis en pratique aucune technique pour cela, nos sensations nous guidaient spontanément.

Tout juste venu au monde, nous vîmes que notre bébé respirait paisiblement, avec ce teint de pêche propre aux vœux secrets. Ses doigts agrippaient notre index avec une force surprenante. A plat sur mon ventre, il redressait la tête avec une détermination qui nous faisait pouffer de rire. Ses jambes vigoureuses gigotaient hardiment.

Peut-être par imitation en voyant notre chatte nettoyer son chaton, j'ai léché ses yeux. La salive, le meilleur des antiseptiques, est rafraîchissante, et la langue est si douce...

La première journée s'est passée à dormir ensemble tous les trois. Nous nous regardions, comme tout amour qui se découvre. Je lui disais des mots doux, comme toutes les mamans du monde, et il écoutait. Il écoutait nos voix.

La nuit il prenait tout le lit pourtant vaste, comme une montagne dans une petite plaine. Nous nous sentions tout petits et lui tellement grand ! Nous écoutions nos respirations. Le beau berceau en bois et à bascule que nous lui avions fabriqué resta inoccupé la plupart du temps.

Pendant deux jours, si je lui donnais mon doigt, il le suçait. Mais il ne cherchait pas mon sein, et ne le prenait pas si je le lui donnais. Le vernix le nourrissait encore par la peau. Nous lui donnions de temps en temps un peu d'eau avec une ou deux gouttes de citron, ou avec un peu de sucre roux (rien avoir en quantité ni en qualité avec le biberon d'eau sucrée). En ingérant un corps étranger (y compris du colostrum) le nouveau-né développe spontanément la vitamine K dans ses intestins.

Ce n'est que le troisième jour qu'il fit le méconium. Une fois les intestins propres, la fringale le prit, et il ne fut pas long à demander le sein et trouver ce qu'il lui fallait de colostrum, puis de lait. On sait que le colostrum est purgatif, ce qui évacue le méconium s'il n'est pas sorti avant la première tétée. Lorsque le méconium est déjà sorti, le colostrum peut ainsi rester plus longtemps dans les intestins, donnant à l'enfant tous ses composants, si bénéfiques à sa santé.

Mon bébé prit le sein quand et autant de fois qu'il le voulut. Les tétées étaient des moments privilégiés. J'évitais le persil et la menthe. Son père me régala de bouillies de blé complet (présumé exempt de pesticides ou engrais chimiques), de soupes aux cinq parfums (épices galactogènes : anis, fenouil, cannelle, cumin, coriandre) et ni plus ni moins de tous les aliments qui me faisaient envie.

C'est aussi le troisième jour que nous avons appelé un médecin pour le certificat de bonne santé. Nous avions auparavant rencontré cet homéopathe, consulté de la France entière. Il s'est mis à tourner comme un fauve dans la petite chambre en s'exclamant : "Vous, alors, vous êtes gonflés ! J'ai rêvé toute ma vie de faire ça pour mes enfants mais je n'ai jamais osé !" Il était tellement retourné qu'il a oublié de nous faire payer la visite...

Andreine & Tansen

Les relevailles

De la position semi-assise que j'avais adoptée pour l'accouchement, je m'allongeai directement et restai couchée. Je donnai ainsi le sein, étendue sur le côté.

Tsuda nous avait mis au courant du "travail" des hanches. Pendant les derniers mois de la grossesse et surtout à l'accouchement, les hanches "s'ouvrent" grâce à des hormones qui assouplissent les jointures des os du bassin. Après la naissance du bébé, les hanches se "referment" peu à peu. Elles mettent trois mois à se consolider.

Si l'on mesure la température sous chaque aisselle après l'accouchement, on s'aperçoit que les deux températures sont égales, puis inégales, qu'elles reviennent au même niveau, puis que cette inégalité s'inverse, et qu'enfin les deux thermomètres s'accordent une troisième fois. C'est à ce moment précis que la mère sent le besoin impérieux de se lever. Les deux ailes iliaques sont revenues en place, l'une après l'autre, après avoir provoqué ces hausses de température du côté de leur mouvement respectif.

On dit en seitai que le fait de s'asseoir ou de se lever, ne serait-ce qu'un instant, fixe les hanches dans la position où elles se trouvent. Si elles n'ont pas eu le temps de reprendre leur position, le déséquilibre du bassin provoqué par une fermeture asymétrique des ailes iliaques peut être la cause, plus tard, de prise de poids accidentelle, de descente d'organes ou d'un vieillissement précoce. Un rééquilibrage des hanches par un expert peut alors se révéler nécessaire pour éviter ce risque. Une grossesse ultérieure peut aussi faciliter ce rééquilibrage.

Lorsque le lever s'effectue correctement, la femme rajeunit grâce à son accouchement. L'enfantement se révèle un merveilleux moyen pour elle de se rééquilibrer. Tout son corps bénéficie d'une (r)évolution totale. Son système hormonal s'épanouit, l'équilibre du bassin se rétablit s'il était auparavant perturbé, la sensibilité et l'instinct sont décuplés.

Certaines femmes n'ont besoin que de quelques minutes pour que leurs hanches se referment. J'ai attendu quatre jours, peut-être parce que mes hanches étaient plutôt étroites. Le thermomètre n'a pas été nécessaire. Au moment voulu, le besoin de regagner la verticale était évident et compulsif. C'était comme si je marchais pour la première fois. Cette expérience fondamentale est relatée en détail dans ma lettre à Tsuda, avec des mots que j'aurais du mal à rendre aussi vivants aujourd'hui.

Le seitai observe que dans les trois mois qui suivent l'accouchement, le corps de la femme peut lui indiquer qu'à telle ou telle période, il vaut mieux pour elle ne pas courir, et à d'autres ne pas porter de choses lourdes, lorsqu'elle sent une réticence devant ces tâches. Ces indications sont précieuses pour permettre aux hanches de se raffermir spontanément. Les Indiennes entourent leurs hanches fermement avec un long tissu pendant les trois mois qui suivent l'accouchement.

Au cinquième ou sixième jour après mon accouchement, je suis passée par ce moment proche du deuil où l'accouchée réalise qu'elle n'a plus son enfant dans son ventre. Je ressentais un manque puissant, et j'aurais donné n'importe quoi pour être immédiatement enceinte de nouveau. Le mouvement régénérateur s'est déclenché en moi, et j'ai eu la sensation très nette de refermer la béance qu'avait laissé en moi la sortie de mon bébé. Je me retrouvais intacte, entière, avec la même sensation de mon corps qu'avant ma grossesse.

Quant à notre enfant, il est passé par des étapes l'ouvrant chaque fois un peu plus vers l'extérieur, au fil des mois. Son monde était d'abord son père et sa mère, puis sa famille et ses amis, et enfin le monde extérieur.

En Inde rurale, la mère et l'enfant sont ensemble et protégés du monde extérieur pendant trois semaines environ. Ils bénéficient d'un repos intégral et d'une nourriture adaptée. Le bébé tète à volonté, et cela dès sa sortie. La mère mange des aliments qui fournissent de la chaleur au corps et restaurent ses forces. Elle évite les aliments rafraîchissants comme les bananes par exemple. J'ai développé dans mon étude combien la croyance que les Indiennes sont victimes de superstitions et subissent une diète nocive est un contresens. Dire qu'elles affament leur bébé les deux ou trois premiers jours et jettent le colostrum, est infondé et résulte d'études anthropologiques mal menées, d'auteurs qui se copient les uns les autres.

Les visites sont triées et écourtées pour que le couple mère-bébé puisse vivre en toute quiétude ces jours privilégiés. Dans la mesure du possible, l'enfant ne sort pas de son cadre familial avant trois mois, et s'aventure loin de chez lui avec ses parents seulement après avoir eu six mois. J'ai perçu très nettement ces trois étapes chez mon enfant, bien avant de connaître les coutumes indiennes.

Tansen asleep
14 mois plus tard...

Sensibilisation

Induire des positions, diriger des respirations et contrôler des poussées comme le propose l'approche médicale, même alternative, c'est implicitement faire passer le message à la femme qu'elle ne sait pas accoucher seule, ni sans l'aide de sa volonté. Attentive à suivre les indications qui lui sont données, la femme peut être déconnectée de ses propres sensations et ainsi privée du travail de l'involontaire dans son corps. Elle devient convaincue qu'elle doit fournir toute l'énergie nécessaire à l'accouchement par le seul pouvoir de sa volonté.

Pourtant l'accouchement est un acte spontané et involontaire si on lui en laisse l'occasion. Même une femme dans le coma arrive à accoucher sans aide. Et chacun s'accorde sur le fait que l'énergie involontaire a une puissance et une adéquation décuplées par rapport à celle du volontaire. Mais cette énergie habituellement fait peur à l'observateur non averti.

Deux corps en liberté, deux corps sauvages, à l'écoute d'eux-mêmes, la mère et son enfant. En symbiose, ils déclenchent l'accouchement. La parturiente connaît de l'intérieur, même sans savoir l'analyser, la progression du bébé. Son corps en travail sent comment basculer ou mouvoir le bassin pour s'adapter à chaque étape de la progression du fœtus, comment se concentrer et respirer pour s'aider à accoucher. Il corrige spontanément sa position à chaque poussée pour satisfaire les besoins du bébé comme les siens. Il produit ses propres stimulants, émollients, antidouleurs, anti-inflammatoires et antibiotiques, utilise ses propres clés et ressources pour se réguler.

Casey Mankela, sage-femme, directrice de l'école des sages-femmes traditionnelles de Michigan et éditeur de "The Calling", témoigne de son accouchement non assisté dans Midwifery Today (No 52, Winter 1999, p.24-26, voir traduction). Elle y décrit comment elle a puisé en elle ses ressources pour résoudre une dystocie des épaules et faire naître sa fille sans intervention extérieure. Elle ajoute (p.26):

De nombreuses fois on m'a demandé des comptes au sujet de cette naissance -- famille, amis, et même des sages-femmes. J'ai fini par me résigner à ne plus en parler parce que je percevais ces critiques comme une profanation. Mais aujourd'hui il est temps d'en parler, et cela vaut la peine qu'on en parle. Cette naissance est, et restera, un accomplissement de ma vie que je souhaite ne jamais oublier. Je recommencerais si l'occasion se présentait. Cette expérience a fait de moi une meilleure mère, une meilleure sage-femme et une meilleure femme.

Un corps sain, dont l'intimité physique et mentale est préservée lors de l'accouchement, a une capacité hors du commun pour "savoir" accoucher. Mais pour cela, il faut qu'il puisse bouger, se contracter et se décontracter, se fatiguer et se défatiguer, se nourrir et boire à volonté, dormir, "travailler" son plein ou se relaxer et par dessus tout, accoucher sans être distrait ni perturbé. Ce savoir du corps n'est pas le fruit d'une étude. Il semble même qu'il ne peut agir que si on laisse l'étude au vestiaire. Si l'on se rend disponible. Si l'on se rend.

Tout est question de sensibilisation.

Si je suis tendue et que je m'en préoccupe comme d'un élément négatif, je me focalise sur la tension et oublie les raisons qui font que mon corps a besoin de se tendre. Derrière une tension, il y a un besoin de cohésion et de recentrage de l'organisme. La relaxation vient spontanément une fois ces besoins comblés.

Si je suis tendue pendant l'accouchement, parce que déjà pendant la grossesse..., parce que mon mari..., parce que la vie... mon accouchement a toutes les chances d'être plus long, plus difficile, mais ce n'est pas une défaillance de l'organisme qui s'exprime ainsi. C'est au contraire sa capacité à "faire avec" la tension, le mari, la vie.

L'écoute de cette tension va donner des réponses immédiates : peut-être demander la présence de untel dans la chambre d'accouchement, la sortie de tel autre, peut-être pardonner, à soi, à l'autre, se réconcilier. Le corps se soulève ou s'affaisse, tourne ou se tord, bascule, crie, se déchaîne enfin. Défait ses chaînes. Et l'enfant sort comme la rose du matin, car le plus souvent il a dormi tout le temps de l'accouchement, et c'est comme si tout cela n'avait été qu'un mirage, la douleur, l'angoisse. Il y a ce silence, cette éternité, cette plénitude sans nom.

La ressensibilisation de l'organisme devrait se faire bien avant l'accouchement et avant-même d'être enceinte. L'enfantement est une révolution interne, au même titre que l'adolescence, la ménopause, la maladie, l'approche de la mort, qui sont autant d'occasions pour chacun de se réapproprier ses sensations et de laisser se faire les réajustements spontanés que ces événements occasionnent en nous.

Une femme enceinte n'est pas une femme en général, ni une femme ordinaire, aujourd'hui comme hier. C'est une femme qui a un pouvoir, une puissance d'agir qui a fait peur de tout temps et que de tout temps "on" a essayé de contrôler. "On": des matrones, des sages-femmes, des docteurs, depuis l'Antiquité, le Moyen-Âge, la Renaissance, la révolution industrielle, la modernité.

Autrefois, on montait sur le ventre des femmes, aujourd'hui en France on monte encore sur le ventre des femmes - je l'ai vu faire. Autrefois, on n'avait pas les moyens d'aujourd'hui; les aurait-on eus qu'on les aurait utilisés. Accoucher spontanément n'est revenir aux temps anciens, c'est faire un bond en avant. Cette approche demande aux professionnels de la naissance une plus grande connaissance des études scientifiques récentes. Quelques médecins, comme le Dr Michel Odent, ont a cœur de rendre accessibles de telles études aux parents et aux professionnels.

Accoucher est un acte involontaire et autonome dans tous les "cas physiologiques" qui représentent la grande majorité des accouchements. Une telle mère peut accompagner la naissance de son enfant, le recevoir dans ses mains, couper le cordon, ou même laisser le placenta attaché au bébé jusqu'à ce que le cordon se dessèche de lui-même, comme pour la "naissance lotus".

Une femme enceinte a sa sensibilité remarquable pour la guider et son involontaire pour faire le travail. Elle est en état de "création". Elle accouche d'elle-même, de son bébé, du monde. Pourvu qu'on lui en laisse la liberté et qu'elle en prenne la responsabilité. Pourvu qu'elle puisse courir avec les loups...

Nous trois
Andreine & Tansen
Andreine & Bernard

Désobéissance

Il y a cinquante huit ans, ma mère et moi voulions accoucher et naître un dimanche, hors de l'agitation quotidienne de l'hôpital. Le docteur voulait son week-end. Il imposa le déclenchement un vendredi matin, disant que cela ne changerait rien. Ma mère souffrit comme une damnée, comme toutes les mères déclenchées (sans péridurale, en ce temps-là), mais elle me répétait que cela n'avait aucune importance puisque la vie avait été plus forte que l'inconscience d'un médecin.

Mais il eut le dernier mot, car il lui interdit de m'allaiter, prétextant que son lait était empoisonné par les perfusions. Il banda ses seins gonflés et fit tarir son lait à coups de purgatifs. De ce jour, elle eut une haine tenace pour la violence médicale, qui s'ajouta à son aversion innée pour tout abus de pouvoir de quelque ordre qu'il soit.

Vingt sept ans après avoir mûri l'événement, j'accouchai de mon fils dans les conditions relatées ici. La souffrance de ma mère et la mienne formèrent le terreau d'où je gagnai mon autonomie, qui s'inscrit dans un acte de désobéissance civile au formatage de l'accouchement qui tend vers l'hyper-médicalisation, vers l'utilisation quasi systématique des ocytocines, la promotion de la péridurale et la césarienne programmée.

Dans le monde entier, l'accouchement spontané est devenu marginal, blessé, renié. Avec lui les femmes ont tout perdu, jusqu'au droit de se donner le droit... Leur droit à l'accouchement sans perfusion, sans ciseaux, sans technologie, libre de toutes entraves, qui redonne à la femme et à l'homme leurs voix et à la naissance son potentiel. Telle est la revendication majeure dont le 21e siècle pourrait bien accoucher.

Venelles, le 11 juin 2010


Quelques réactions

Date: Sun, 9 Apr 2000
Robert Wolff

Le mot que j'aime le plus en français est "sauvage".

Quand ma chère belle-fille est allée visiter sa soeur à Paris l'an dernier, son beau-frère n'avait qu'un mot pour elle! Ma soeur "sauvage" - il voulait dire pas cultivée, pas française. Ça lui a donné un complexe d'infériorité. Je lui ai dit que c'était un honneur d'être 'sauvage', que ça voulait dire ne pas être en plastique, artificielle. Je chéris le sauvage dans ma maison. C'est la saison des orchidées qui fleurissent en pleine splendeur en ce moment.

J'aime le mot "sauvage"!

Sa propre expérience avec la naissance américaine a été assez traumatique. Ils lui ont donné l'impression qu'elle faisait quelque chose de travers, de sorte qu'ils ont dû lui faire une césarienne. J'ai parlé à l'une des infirmières qui m'a dit que n'importe quelle sage-femme aurait été capable de faire tourner le foetus de côté pour faciliter une naissance naturelle. Quelques semaines plus tard, quand le groupe de mères qui avaient donné naissance à peu près à la même date se sont réunies pour faire une fête, elle était gênée d'y assister, pensant être la seule à avoir causé des difficultés - mais, au contraire, elle s'est aperçue que TOUTES avaient eu un accouchement par césarienne!

(De Robert Wolff, lire "What it is to be human" et autres essais: <https://www.wildwolff.com>)


Avertissement

Les informations contenues dans cet article ne se substituent pas aux recommandations des professionnels de la santé. Les auteurs s'intéressent uniquement aux dimensions éthique et sociale de l'accompagnement de la naissance. On peut trouver une discussion détaillée et bien documentée des pratiques obstétricales dans les ouvrages d'Henci Goer, notamment Obstetric Myths Versus Research Realities -- A Guide to the Medical Literature, London: Bergin & Garvey, 1995. [ Achat en ligne]


Photos Bernard Bel