Bilan personnel par rapport à ce stage, à la danse forum et à sa transmission formelle.
- Le lexique élaboré pendant le stage de transmission des 6, 7 et 8 mai 2016 fait apparaître le travail de recherche de la DF, qui passe par une élaboration sémantique amenée par la pratique.
Cette transmission a fait naître des termes nouveaux qui pourront rester facultatifs. Pour être définitivement adoptés, devront passer le crible de l’esprit critique de ceux qui les liront et les utiliseront. C’est également à l’usage que l’on voit les termes qui restent.
Certains sont des néologismes plutôt drôles comme Échauffeur* (terme plus adéquat que Meneur, qui dirige plus qu’il n’accompagne).
D’autres ne sont pas très heureux comme Régleur*, que l’on pourrait facilement remplacer par « celui qui énonce les règles ».
Problématisateur*/Médiateur*/Synthétiseur*/Bienveilleur* sont difficilement séparables et se regroupent très bien sous le nom de Forumeur*, s’il est adopté.
Regardeur* est un terme intéressant (voir plus bas).
Artiste* pose problème : le Danseur est aussi un artiste. Il nous faut trouver un nom qui distingue celui qui exerce son art visuel ou sonore depuis la bordure scénique. Jusqu’à présent, nous nous en sommes passés, en parlant de « quand on se trouve sur la bordure ».
- Regardeur
En TF, le « spectacteur » a remplacé le spectateur. En DF, nous avions adopté « spectateur » pour rendre à ce mot toute sa dimension avec la capacité, pour celui qui assiste au spectacle, de recréer l’œuvre de fait de la regarder et entendre.
Mais le Regardeur* introduit une nouvelle notion, très proche de ce que nous faisons en DF : il met le regard lui-même « à l’œuvre ».
Voir :
http://www.telerama.fr/radio/le-regard-a-l-oeuvre,127086.php
http://www.les-souffleurs.fr/mosaique/les-regardeurs/
http://www.lechodelalys.fr/Actualite/Sortir/2012/05/16/article_les_regardeurs_de_lumiere.shtml]
Si ce terme est adopté après usage et expérience, le Regardeur* pourrait ainsi devenir une spécificité du spectateur de danse forum.
- Le Tileur : une construction multiple
Dans une représentation publique, Le Tilteur endosse normalement tous les rôles (Présentateur*, Regardeur*, Bienveilleur*, Échauffeur*, Régleur*, DJ*, Forumeur*, Problématisateur* et Script*), sauf celui de Danseur et Artiste de la bordure*, pour justement leur laisser toute la place et qu’ils puissent se consacrer à la danse, aux arts et au forum, sans avoir à gérer d’autres choses.
Lors d’ateliers informels ou d’apprentissage comme dans ce stage, la répartition des tâches d’un même rôle entre plusieurs participants a été riche et instructive : cela permet de prendre un à un les attributs et responsabilités du Tilteur, et de s’y essayer chacun à son tour.
Il est envisageable que lors de représentations publiques avec une troupe très exercée, le rôle du Tilteur puisse se répartir en deux ou trois rôles, voire quatre, chacun assumant des taches spécifiques en concertation (Présentateur*, Tilteur, Échauffeur* et DJ* par exemple).
- Les sensations
Les sensations sont des émotions vécues corporellement, qui provoquent à leur tour des sentiments vécus psychiquement. Concernant émotions et sentiments, voir : Damasio (2005).
Au fur et à mesure que l’on contacte une sensation interne du terrain et répond à ses besoins, elle change ou diminue jusqu’au non-besoin : satiété ou équilibre temporaires.
- Les mots sur les sensations
Les retours verbaux pendant l’échauffement permettent à chacun d’apprendre des autres. Pour les nouveaux, il s’agit de pouvoir mettre des mots sur ce qu’ils perçoivent et de formuler ce qui se passe en eux. Pour la première fois, il m’est apparu clairement que les retours verbaux pendant les éveils préparent et facilitent ceux de la mise en forum.
Le lien entre sensation et langage est bien illustré dans le film de Werner Herzog, « L’Énigme de Kaspar Hauser ». C’est la problématique de l’enfant sauvage ou de l’enfant autiste, dont les sens se développent peu ou mal car il n’a pas le langage (oral ou gestuel). J’aborde cela dans mon livre (Bel 2014). Voir également Desprès (2000).
- Éveils, soin de soi et créativité
Les éveils permettent de prendre soin de soi, ce qui est intrinsèque à un échauffement. On prend soin de soi en répondant à nos besoins sensitifs (émis par les sensations). La sensation nourrit la créativité : le rapport à l’espace, au temps et à l’intensité du geste est enrichi et démultiplié par la prise de conscience de notre rapport au monde. Il est important de percevoir la créativité au cœur même de cet échauffement que nous pourrions appeler sensitif, non seulement pour la DF, mais pour la danse en général et toute pratique corporelle.
Le lien entre les éveils et la DF est apparu peu à peu sous forme de « vases communiquant », de « pont » ou d’ « influence mutuelle ».
- Eveils, sensations et besoins
Les éveils « partent » des sensations, et c’est bien ce qui est ressorti des schémas de chacun. Mais comment distinguer l’éveil des sensations et l’éveil des muscles ?
C’est là que la notion de « besoin » intervient. Une sensation qui se remarque indique un besoin, qui n’est pas automatiquement ni directement lié au « soin » tel qu’on l’envisage habituellement. Lorsque je bois parce que j’ai la sensation de soif, je réponds au besoin de boire. Cela ne constitue pas en soi un soin et pourtant je prends soin de moi car sinon, je me mets en déséquilibre, voire en danger.
Nous pourrions dire que la sensation interne du terrain fait pendant à la sensation interne des muscles, chacune exprimant différemment ses besoins.
Pendant l’éveil des sensations, les besoins exprimés par le terrain organique sont perçus en termes de températures (chaud, froid, plus ou moins sec ou humide), consistances (tension, crampes, engourdissement…) et mouvements internes (picotements, fourmillements, grésillements…). Combler ces besoins par le mouvement (ou l’immobilité) permet à la consistance et à la température de se réguler. Un terrain régulé est perçu comme « frais et dispo », dynamique.
Pendant l’éveil des muscles, les besoins exprimés par les muscles sont perçus en termes de mouvements musculaires : étirement, contraction, torsion, flexion, extension, vibration. Combler les besoins musculaires influe sur la structure corporelle (osseuse et tendineuse), et ajuste la posture.
Cette distinction entre les besoins et les réponses à leur apporter permet de comprendre la dynamique opposée et complémentaire des deux éveils, et leur possible enchaînement.
- Le spontané et les douleurs chroniques
Nous sommes conditionnés par les interprétations sociales et culturelles de la douleur et de la santé. Alors, comment discerner, lorsque qu’on pratique les éveils et que l’on a une douleur (chronique ou qui revient pendant les éveils au niveau des muscles et articulations), si l’on est dans le spontané ou dans le volontaire ?
L’organisme a un repère assez fiable : une douleur – tension ou autre – qui « fait du bien » est au fond bien vécue. On la sent correspondre à un travail de l’organisme pour se rééquilibrer. Pendant les éveils, la douleur change d’intensité, de qualité ou d’endroit. Si une douleur perdure ou augmente, elle signale que l’on n’est pas dans l’éveil des sensations et des muscles, mais dans le forçage, plus ou moins volontaire et conscient, de notre gestuelle. Le discernement qui s’exerce fait partie de l’auto-apprentissage.
- Les repères des éveils, pour résumer
On n’est pas « dans » les éveils s’ils n’ont pas d’effet, s’ils ajoutent ou font persister une douleur, s’ils refroidissent le corps (sans le rafraîchir pour autant), s’ils provoquent un malaise (nausées ou vertiges) ou si l’on s’ennuie.
On oriente et dévie les éveils quand on impulse un mouvement parce qu’on ne sent rien, quand on « force » le mouvement (consciemment ou inconsciemment), quand on « veut faire » quelque chose.
- L’involontaire conscient et le volontaire inconscient
L’involontaire n’est pas toujours inconscient : j’éternue involontairement mais consciemment, Le volontaire n’est pas toujours conscient : je peux forcer les éveils sans m’en rendre compte.
- Mener ou accompagner l’échauffement ?
« Mener » l’échauffement et le pratiquer en même temps me semble impossible : cela demande de s’extraire de ce que font les autres pour pouvoir les guider.
Pour les éveils, il s’agit plus d’ « accompagner » l’échauffement, c’est à dire d’offrir aux pratiquants et à soi-même un cadre dans lequel il y a toute liberté d’exploration.
L’avantage pour l’Échauffeur* d’être aussi dans l’échauffement est qu’il peut sentir dans son corps quand solliciter les retours verbaux, et/ou quand donner des consignes supplémentaires. La meilleure façon d’observer ce qui se passe chez les autres, c’est encore de s’observer soi – en relation avec les autres.
Dans le passé, il nous est arrivé par deux fois de faire une DF publique en remplaçant l’éveil des muscles et des sensations par une animation improvisée et courte que le Tilteur « menait ». Cela n’a pas été une réussite : la DF a fait flop ou a très difficilement trouvé son rythme.
Nous évitons aussi en DF d’avoir des spectateurs non participants, car leur regard peut être ressenti comme intrusif par les participants.
On peut chercher comment faciliter l’accès de la scène lorsqu’on perçoit des difficultés chez certains participants : proposer de faire l’éveil des muscles et des sensations sur une chaise par exemple, ou avec une seule partie de son corps. Cela permet également de réduire si nécessaire le temps réservé à l’échauffement, sans en faire l’impasse pour autant.
- Une préparation à l’échauffement ?
Entrer dans les éveils n’est pas facile, or c’est indispensable si l’on veut ensuite danser « à partir des sensations ». La seule préparation que je pourrais pour l’instant envisager – car elle va dans le sens des indications données par le corps lui-même – est celle du sotai. Je ne connais pas encore assez cette discipline pour en introduire quelques éléments dans mes stages, mais je vous invite à vous pencher dessus.
Le principe est simple : se laisser guider par ma sensation de bien-être dans un mouvement.
Par exemple, si ma tête tourne plus facilement à droite qu’à gauche, au lieu de chercher à pousser mon mouvement à gauche pour résoudre peu à peu le problème, je fais plusieurs fois le mouvement sur la droite, qui me procure du plaisir. Puis je teste à gauche, et le mouvement se fait plus facilement. Le sotai peut se faire individuellement ou à deux, chaque fois avec une écoute du corps allant dans le sens de ce qui lui est agréable et facile. La notion de douleur agréable est aussi prise en compte.
Ce rapport accueillant à la sensation de bien-être est essentiel pour établir un rapport au corps qui lui redonne voix, au lieu de décider à sa place. Ensuite, l’écoute des sensations et de leurs besoins telle que les éveils les envisage devrait être plus facile à expérimenter. Le seul livre de sotai que j’ai lu à présent est probablement mal traduit par moments, mais on arrive à se faire une idée (Hashimoto 2010).
- Thème réflexif et thème sensitif
L’utilité d’avoir deux thèmes nous est clairement apparue. Entre eux se créent une « circulation », un « cheminement », « le thème sensitif vient revisiter le thème réflexif de plusieurs façons ». Il devient plus facile de ne pas les illustrer, juste de les laisser agir en soi au niveau inconscient.
- Les questions du Tilteur sollicitant la problématisation avec les retours verbaux
Cela fait très longtemps en DF que nous essayons de trouver les questions adéquates permettant de forumiser. Dans ce stage, nous avons essayé :
– Qu’avez-vous observé ? ». Nous nous sommes aperçus que cela ouvre la porte à l’interprétation et aux longs discours.
– Décrire ce que vous avez vu », a circonscrit la parole, mais l’a aussi restreinte.
– Décrire ce que vous avez observé » est peut-être le juste milieu, que je retiens. Les différences entre ces questions sont minimes mais ont eu un impact.
Puis :
– Quelle question pose cette observation ? » Le problème avec cette formulation est que le participant au forum se voit obligé de trouver une question liée à chacune de ses observations.
– Quelles questions posent ces observations ? » (après que plusieurs observations aient été exprimées) » Le rendu des retours était plus souple et intéressant.
- La « représentation »
Le Danseur forum est sur scène en représentation. La scène le protège et lui permet de tout explorer et exprimer, pourvu qu’il se souvienne qu’il est sur scène, et non pas dans la vraie vie. L’authenticité de la représentation, il la trouve en lui et la puise dans sa vie, mais cela reste une re-présentation.
- Le Tilteur en tant que Régleur
Il s’agit pour lui de construire les espaces tout en expliquant les règles. Le Tilteur/Régleur* peut se placer dans chacun des espaces pendant qu’il donne ses explications. Les participants peuvent alors mieux se « projeter » sur scène, sur la bordure scénique ou dans l’extra-scène.
- Claps et interaction entre Danseurs, Artistes de la bordure*et Tilteur
Trois questionnements auxquels nous nous sommes déjà confrontés en DF :
1 – Pour le Danseur, comment savoir si le clap vient du Tilteur (auquel cas il doit s’arrêter de danser pour parler et échanger), ou d’un Artiste de la bordure* (qui souhaite juste suspendre la danse le temps de dire son poème par exemple) ?
J’ai proposé que l’Artiste* double son clap, pour suspendre la danse s’il le souhaite et, lorsqu’il a fini, pour lui redonner le champ libre, le distinguant ainsi des claps uniques du Tilteur.
Nous n’avons pas essayé mais je retiens cette possibilité.
2 – Pour les Danseurs, comment voir l’œuvre picturale présentée depuis la bordure scénique alors qu’ils dansent ?
Une proposition a été que le clap de l’Artiste de la bordure* soit comme celui du Tilteur : qu’il arrête la danse. Cela présenterait deux avantages : les Danseurs n’auraient plus à se poser de question sur l’origine du clap car ils s’arrêteraient dans les deux cas et de plus pourraient prendre connaissance de l’œuvre montrée depuis la bordure.
Mais cela pose deux problèmes principaux que j’anticipe, à vérifier :
a) Les arrêts clappés par l’Artiste de la bordure*, ajoutés à ceux du Tilteur pour la problématisation, pourraient devenir trop nombreux au point de mettre à mal la dynamique d’improvisation.
b) Sur scène, s’arrêter de danser annule l’espace scénique, même lorsqu’on reste dans ses limites. Alors que suspendre son mouvement dansé permet au Danseur de rester « en » scène.
L’Artiste de la bordure* se place dans l’espace de la scène qui lui est réservé, il est en représentation et en interaction avec la danse depuis la bordure scénique. Pendant sa représentation, si son clap « arrête » la danse, cela revient à arrêter la représentation sur scène tout en continuant la représentation sur la bordure scénique. En d’autres termes, la scène disparait sous les pieds des Danseurs mais reste sous les pieds des Artistes de la bordure*. Ce brouillage temporaire des espaces peut avoir éventuellement une raison d’être ponctuelle, en sachant ce qui se joue. Mais en faire une règle ne ferait pas sens me semble-t-il.
Pendant le stage, après ce débat, une Artiste est entrée sur scène avec « l’effet papillon » – mots qu’elle a inscrits sur une feuille de papier et emmenés avec elle tout en dansant. Cela a marché, au sens que quelque chose à changé chez les Danseurs. Son œuvre a agi et s’est inscrite dans l’espace scénique.
La solution pour l’Artiste de la bordure* est donc peut-être là : pour rendre accessible son œuvre visuelle aux Danseurs, ne pas clapper mais devenir Danseur soi-même, avec sa peinture, son dessin etc.
3 – Pour les Danseurs et les Artistes de la bordure*, où se placer pendant les retours verbaux ? J’ai observé depuis longtemps – et cela s’est vérifié souvent pendant le stage – que spontanément ils sortent de scène. L’espace scénique (scène et bordure) reste dans son rôle, même lorsqu’il est vide.
Ainsi, en DF, nous pourrions réserver la scène et la bordure scénique aux arts ou au vide, et faire la forumisation verbale seulement depuis l’espace du regard, l’extra-scène. À essayer en tous cas.
Andréine Bel
!! Bibliographie
Bel, Andréine (2014). Le Corps accordé, pour une approche raisonnée de la santé et du soin de soi. Ed. Le Tilt. http://lecorpsaccorde.com
Desprès, Aurore (2000). Travail des sensations dans la pratique de la danse contemporaine. Logique du geste esthétique. Thèse de Doctorat, Université de Lille : ANRT
Damasio, Antonio (2005). Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions. Paris : Odile Jacob.
Gardères, Nadine (2013) : La danse forum à l’épreuve d’un contexte institutionnel.
Mémoire pour l’obtention du DU Techniques du corps et monde du soin, sous la direction d’Isabelle Ginot à l’Université Paris VIII.
Publication en ligne : http://www.danse.univ-paris8.fr/diplome.php?di_id=4
Rizzolatti Giacomo ; Sinigaglia Corrado (2011). Les neurones miroirs. Paris : Odile Jacob.
Vercauteren, David ; Müller, Thierry ; Crabbé, Olivier (2011). Micropolitiques des groupes, pour une écologie des pratiques collectives. Paris : Les Prairies Ordinaires (première publication HB éditions 2007).
Article créé le 16/02/2020 – modifié le 10/06/2020