Danse forum
→ L’écriture de la danse forum
!!Corps – 10 août 2007
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’’’Nadine Gardères :’’’
Ce que je connais de la danse contemporaine me donne l’impression qu’elle explore un champs très réduit de l’expérience humaine, là où sa fonction, son essence même serait au contraire d’explorer au-delà du commun.
Ce qui me fait dire ça, ce sont les corps des danseuses.
Une femme tout au long de sa vie doit se coltiner avec des normes sociales très strictes, qu’elle porte en corps : être mince, être jeune ou en avoir l’air, être lisse et douce…
La danse telle que je la comprends devrait être LE lieu par excellence où ces normes sont bousculées, interrogées, mises à mal.
Or, j’ai bien l’impression qu’au contraire une femme danseuse est encore plus aliénée à ces normes que les autres femmes ; elle doit être encore plus mince, encore plus jeune et encore plus lisse que la moyenne.
Même celles qui explorent la danse dans le sens de la remise en cause de ces normes-là ont un corps « encore plus que comme il faut ».
La danse serait le lieu d’exposition de l’idéal social des corps … on va voir la danse non pas pour sortir de nos carcans sociaux, mais pour se conforter de la réussite des autres, la vivre par procuration… un peu comme on se délecte de la vie des stars !
Pour travailler à contresens de cela, il ne suffit pas de danser ce contresens, mais il faut montrer en danse des corps qui sont à contresens : des corps gros, des corps poilus, des corps maladroits, des corps vieux… Nos corps, en somme !
Sortir aussi de la « danse sportive », où pour danser il faut de toutes façons et avant tout être souple et musclée, le corps déjà bien travaillé « dans le sens du poil ».
’’’Bernard Bel :’’’
L’homme est malade parce qu’il est mal construit.
[…]
Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes
alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes
et rendu à sa véritable liberté.
Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers
comme dans le délire des bals musette
et cet envers sera son véritable endroit.
(Antonin Artaud. « Pour en finir avec le jugement de Dieu »)
La question qui se pose à partir de cette réflexion est : dans quelle mesure la danse forum, qui se veut « dans l’instant », peut-elle s’affranchir des stéréotypes culturels ? Est-ce qu’elle fera mieux que certain(e)s chorégraphes contemporain(e)s qui ont délibérément transgressé les normes de sélection des interprètes et les conventions de l’exposition des corps humains (nudité etc.) ? Parce que, on a beau être dans l’instant, notre rapport au corps humain montré/regardé reste conditionné par l’histoire collective et individuelle.
Là où tu dis « vivre par procuration » (dans le corps d’un autre, danseur/sportif/acteur…) d’autres ont théorisé « sublimation du désir ». Avec tout ce que ça véhicule d’hypocrisie sociale. Deux exemples : la ballerine occidentale, image de femme impubère/asexuée, ni maman ni putain, mais dont l’histoire nous apprend que très souvent elle est entretenue par un « protecteur » (vieux/poilu/maladroit) qui l’exploite sexuellement. Le spectateur (mâle ou femelle) fait comme si cela n’existait pas : la « sublimation », pour certains, fait partie du fantasme – le minimalisme comme ultime raffinement du désir. Deuxième exemple : dans le théâtre religieux (chanté/dansé) de la société puritaine indienne (kathakali dans le sud, rasalila dans le nord) tous les rôles féminins sont tenus par des garçons impubères, sachant qu’il serait « indécent » de montrer des femmes sur scène. Or ces enfants sont souvent victimes d’abus sexuels de ceux qui ont autorité sur eux. J’ai cité ces deux exemples pour dire que ce n’est pas « le corps de la femme » qui pose problème, mais le désir sexuel masculin dans les sociétés dont une majeure partie de l’activité est orientée vers sa satisfaction par tous les moyens imaginables. Mais comme l’objet de satisfaction est majoritairement le corps de la femme, son exploitation/aliénation est plus fréquente (ou plus visible).
Le mot « aliénation » me paraît riche de sens. Dans l’Europe du 18e-19e siècle, ce sont surtout des femmes opulentes qui focalisent le désir masculin. (A mon avis on assiste à un retour vers ce fantasme avec les bimbos siliconées…). Donc en mettant en scène des femmes minces et sans « formes » on fait semblant de les asexuer, de les rendre étrangères (aliénées) à leur féminité dans ce qu’elle a de dérangeant/attirant. Je pense aussi (mais je ne sais pas si ça a été abordé par des historien-nes) que pour les hommes « cultivés » de cette époque, il y a un refoulement du désir incestueux dans la soi-disant « sublimation » du corps de ces jeunes filles – et une satisfaction par procuration de ce désir pour ceux qui font partie de l’arrière-scène.
Notre vision aujourd’hui est différente puisque ces corps minces sont devenus emblématiques d’objets sexuels « hors d’atteinte » utilisés comme appâts publicitaires ou dans certaines formes d’expression érotique (photo, littérature). Il reste à élucider pour quelles raisons historiques/culturelles/esthétiques les mêmes normes sont utilisées pour le recrutement des interprètes en danse. Quelle image des spectateurs ont ceux/celles qui perpétuent ce mode de recrutement ?
Si la question nous renvoie aux spectateurs, n’est-elle pas au centre de la problématique de la danse forum ?
Article créé le 16/02/2020