Danse forum
→ La problématisation
! Problématiser en danse forum – mars 2009
’’« Penser, c’est expérimenter, c’est problématiser », cette formule de Deleuze, dans son Foucault, rappelle le rôle central et unificateur qu’accorde Foucault, dans les dernières années, aux formes historiques de problématisation. Elle indique aussi un point de convergence privilégié entre leurs deux philosophies. Du problème, Deleuze et Foucault ont fait l’un et l’autre, l’un avec l’autre, le ressort de leur expérimentation de la pensée.
L’inquiétude de la pensée dans l’histoire chez Foucault, comme sa force questionnante dans le vivant chez Deleuze, tournent l’insistance des problèmes vers les questions insolubles qui en sont l’origine. La tâche critique de la philosophie n’est pas l’assignation du point d’erreur ou d’illusion, ni l’élaboration scientifique d’un programme de résolution, mais la détermination d’un nouveau problème qui, assumant les mouvements intenses, affectifs et instinctifs selon lesquels nous pensons effectivement, éloigne la philosophie de l’ordre méthodique des raisons. Irréductible à toute forme d’exercice méthodologique, la création d’un problème dépend chez Foucault comme chez Deleuze d’une décision ontologique : singulière, impérative et compromettante. »’’
’’Frédéric RAMBEAU, présentation de son enseignement de Philosophie à l’Université Paris 8’’ Penser, c’est problématiser
’’’Contexte’’’
La spécificité de la danse et notre désir de rendre la danse plus proche de la vie par le biais des sensations, nous a amenés d’une part à l’élaboration de nos propres règles de forum, d’autre part à utiliser la forme improvisée exclusivement pour l’instant. Cette forme est en recherche constante (« infra-technique*1 », « danse selon l’instant*2 », « le moment décisif*3 » etc.) : elle questionne à la fois la danse et notre rapport à cet art.
La façon dont le thème émerge nous est particulièrement précieuse, car d’elle dépend tout ce qui va suivre. Elle est en lien avec nos sensations du moment, où l’involontaire et l’inconscient ont leur place – nos sensations étant le fruit de notre histoire passée, présente et à venir, telle que nous la projetons.
Nous ne décidons pas du thème, il arrive de lui-même, grace au temps nécessaire que nous nous accordons pendant « l’échauffement sensible*4 », et à partir de « l’éveil des muscles*5 ». Dans ce temps « accordé », nous faisons le point en milieu d’échauffement et en fin, pour dire ce que nous avons observé et apprendre les uns des autres.
Parmi les règles spécifiques à la danse forum, les spectadanseurs*6 peuvent en danse forum entrer et sortir quand ils en sentent la nécessité et la pertinence, sans que la danse soit interrompue systématiquement.
Les spectadanseurs et les danseurs reprennent leur impro après chaque problématisation, mais pas forcément du début, ni à un endroit précis d’un schéma qui aurait été établi selon une mise en scène chorégraphique, comme cela se fait en théâtre forum à travers une mise en scène théâtrale. Une nouvelle improvisation démarre le plus souvent de là où en sont les danseurs, à partir des nouvelles données articulées lors de la problématisation.La danse forum s’arrête quand il y n’y a plus d’autres mises en situation qui nous satisfassent, ou selon nos contraintes de temps.
Les mises en tension créées par les nouvelles propositions permettent éventuellement une avancée dans la compréhension de ce qui se passe pour chacun, renvoyé à son propre vécu dans la vie de tous les jours.
’’’Problématiser’’’
Au cours de l’élaboration de la danse forum, problématiser a toujours été le point sur lequel nous avons buté. Est-ce la difficulté qui nous a stimulé, mais jusqu’à ce jour, nous avons expérimenté trois formes de problématisation. Un même thème peut être abordé par chacune de ces formes.
’’’1 -’’’ La première est commune avec la problématisation en théâtre forum.
Le thème choisi est « rendu » sur scène, avec le plus souvent des caractères mis en situation. Chaque danseur endosse un rôle gestuel, tout en gardant ses sensations propres, en dialogue avec celles de son personnage. Celui qui donne son poids, celui qui reçoit le poids des autres, celui qui (re)présente l’écho, ceux qui (re)présentent l’agora etc. doivent le faire en accord avec leur propre sensibilité (présentation plutôt que représentation).
Puis les spectadanseurs sont invités à dire ce qu’ils ont vu et à réfléchir ensemble, avec les danseurs, sur la complexité problématique de l’événement dont ils ont été témoins, en fonction de leur vécu. Cette réflexion collective démultiplie les points de vue, permet d’envisager des solutions au problème formulé et de les essayer lors d’une improvisation suivante, qui débouchera sur une autre mise en situation etc. Chaque essai dansé est suivi d’une parole qui problématise, analyse, envisage, propose.
Si par exemple un danseur sur scène donne tout son poids à l’autre, dans un premier rendu, celui qui le porte peut se sentir écrasé. Les spectadanseurs en sont témoin, analysent la problématique du poids donné, proposent des solutions pour recevoir le poids, ou le faire rebondir, ou l’utiliser etc. Ils s’essayent aussi à donner leur poids.
Dans un autre exemple, si un danseur prend tout l’espace scénique aux dépends des autres danseurs, les spectadanseurs vont dire ce qu’ils ont ressenti et compris de la situation, puis proposer des stratégies pour sortir du dilemme.
Les thèmes qui permettent cette forme de problématisation sont en général d’ordre social ou de micro-politique des groupes, ils sont puisés de notre vécu quotidien, artistique ou non.
Ce qui est intéressant dans ce processus, c’est que les spectadanseurs comme les danseurs sont le plus souvent surpris de leur ressenti, qui les oblige à sortir de leurs stéréotypes de pensée. Peser de tout son poids n’est pas forcément un écrasement pour l’autre. Cela peut au contraire dynamiser la relation et permettre une confiance réciproque. Celui qui prend tout l’espace n’est pas forcément celui qui occupe chaque mètre carré. On peut être envahissant en restant immobile, par fausse modestie, ou en allant à contre rythme.
Dans cette première forme, à la manière du théâtre forum, la danse est mise au service de la problématique. Même si celle-ci a émergé du thème choisi ce jour-là, en partant de nos sensations, l’enjeu sera dès lors de l’exposer le mieux possible en se servant de la danse.
’’’2 ’’’- La deuxième forme de problématisation est plus adaptée au côté abstrait de la danse, à ses structures d’espace-temps-poids. Elle est similaire à la première forme, dans l’alternance entre danse et retours verbalisés, mais la problématisation se construit dans l’acte même de danser. Dès la première danse, il est possible pour les spectadanseurs d’entrer dans l’espace scénique. Les retours verbalisés ne sont pas une recherche de clarification des enjeux, mais plutôt des échos à la danse, nourrissant les complexités en jeu. Cette forme complexe permet à l’abstraction dansée de s’incarner par les mots et concepts qu’elle provoque.
Selon que les lignes de force d’un mouvement par exemple font écho ou contredisent les lignes de force de la scène (grandes diagonales, petites diagonales, frontales, latérales, avant-scène, arrière scène etc.), cela ne produit pas la même sensation ni compréhension de la part du spectateur. Les changements sont tellement rapides et multiples que la parole serait en retard sur le geste, l’événement dansé, ou bien deviendrait fastidieuse. Le bilan nous sert alors à recueillir ce qui s’est passé de façon évanescente ou fugace.
’’’3’’’- La troisième forme, nous venons de la découvrir et l’avons encore très peu explorée, mais elle nous semble prometteuse de bien des surprises. Elle a trait à ce qui ne peut être dit par les mots. La danse est plus qu’un langage, et ce « plus » ne peut être approché par le langage mondain. Dans le monde des mots, seule la poésie peut refléter ce que la danse ne dit pas, mais danse.
Lorsqu’un autre art dialogue avec la danse, son « retour » ne va pas être explicatif, mais créatif et de la même veine.
Par art, nous entendons cette façon (non conventionnelle) de vivre, danser, peindre, jouer etc. qui sorte du quotidien, du connu, du stéréotype, à moins qu’il n’utilise à bon escient ce quotidien, ce connu ou ce stéréotype.
Les mots viennent ensuite, pour faire le point problématique, à l’issue de ces dialogues artistiques.
Dans ces deux dernières formes, la problématisation se déploie dans autant de dimensions qu’en contiennent la danse – et les autres arts. C’est la pratique artistique qui est au centre du forum.Il n’y a pas de recherche de visibilité des enjeux par leur verbalisation, mais soutien de la complexité des problématiques qui s’exposent d’elles-mêmes, et cheminent, du fait même de danser. La danse n’est pas considérée ici en tant qu’outil – au service de – mais en tant que art, maniant et transformant tout ce qui fait un être et un groupe en devenir.
C’est peut-être là que nous nous approcherons le plus, en danse forum, de cette « décision ontologique : singulière, impérative et compromettante », qu’est la problématisation.
Nadine Gardères et Andréine Bel
’’Terminologie :’’
1 « Infra-technique » : technique invisible qui donne à voir ce qui ne peut être perçu sans elle : l’expertise du vivant.
2 : « Danse selon l’instant » : danse qui, dans l’infini des possibles, choisit ce qui vient de la nécessité du moment.
3 : « Le moment décisif » : concept emprunté à Henri Cartier-Bresson, « instant qui suspend le mouvement dans une éternité, où tout se complexifie du fait d’infinis reflets, d’un jeu surréaliste entre rêve et réalité. » (voir aussi : Un avant-goût)
4 : « L’échauffement sensible » : échauffement global qui part des sensations physiques, accueillies et accompagnées inconditionnellement, sans que l’on essaie de les modifier. On les laisse œuvrer en soi, et nous mouvoir spontanément.
5 : « L’éveil des muscles » : cet échauffement part d’un muscle qui « appelle » un mouvement et se transmet aux chaînes musculaires. Il se situe entre volontaire et involontaire, dans la spontanéité du mouvement, en réponse aux besoins perçus au niveau musculaire puis global de l’être.
6 : Nous avons depuis mai 2009 abandonné le terme de « spectadanseurs », qui était une transcription du terme « spectacteurs » utilisé en théâtre forum, pour dorénavant utiliser le simple terme de « spectateurs ».
Article créé le 16/02/2020