Entretien sur la Danse Forum avec Andréine Bel. Interview et transcription par Hervé Marongiu – juin 2018. Le style oral a été conservé pour l’essentiel. Entre […] : ajouts d’Andréine à la relecture.
Hervé Marongiu : quel était ton parcours professionnel et artistique avant de commencer les recherches sur la DF ?
Andréine Bel : j’ai commencé la danse à l’âge de 5 ans au Puy-en Velay et à l’époque il n’y avait que la danse classique, donc le choix a été vite fait. Puis j’ai continué la danse comme ça jusqu’à 18 ans. J’ai rencontré alors François Malkowski qui était élève du frère d’Isadora Duncan, Raymond Duncan, et là une autre approche de la danse a commencé à s’ouvrir. C’est-à-dire où l’on observait la danse, comment elle se concrétise à travers par exemple les enfants, lorsqu’ils courent et jouent, ou les artisans lorsqu’ils ont beaucoup de métier. Ils ont une qualité du mouvement que Malkowski appelait une « qualité de vie du mouvement ».
Avoir été près de Malkowski pendant une année entière m’a beaucoup apporté, il était âgé déjà à l’époque, il avait 82 ans mais il dansait encore. Surtout sa vision de la danse était vraiment différente de ce que j’avais exploré avec la danse classique, donc il m’a fallu tout redémarrer de zéro. Très vite, quand même, en commençant à faire les chorégraphie pour mes solos, il y a eu le problème d’utilisation de l’espace, des rythmes et des expressions du visage. Tout cela me confrontait à un besoin d’entraînement plus encadré et je suis partie en Inde car je me suis aperçue de mes lacunes.
En Inde j’ai rencontré Birju Maharaj et le Kathak. C’est une danse du nord de l’Inde, qui privilégie les rythmes imprégnés de la nature, qui imitent la nature. Donc je m’y retrouvais, ça allait en continuité de Malkowski en quelque sorte. Le mouvement était fait selon l’énergie plus que la force, avec la colonne vertébrale comme axe de vie du mouvement, comme « arbre de vie » du mouvement. Cette danse suggestive s’est inspirée des gestes quotidiens : les gestes en kathak sont très proches de ceux de tous les jours en Inde. Par exemple si d’un geste je caresse de loin ton visage puis appuie mes doigts repliés sur le côté droit de mon front, ça veut dire « je t’aime ». Les gens, surtout dans les villages, font ces gestes. Donc je pourrais dire que mon approche de la danse s’est rapprochée de la vie quotidienne, stylisée certes, mais avec un intérêt pour ces gestes devenus spontanés et polis avec le temps.
Ensuite je suis rentrée en France et j’ai continué à faire mes propres chorégraphies, ce coup-ci avec un bagage un peu plus étoffé. Je me suis rendue compte assez vite, grâce aux retours d’autres danseurs, qu’il me fallait prendre la musique comme un partenaire, plutôt que comme quelque chose qui me portait. Déjà en kathak, le fait de ne pas illustrer le texte mis en musique, mais plutôt de le suggérer, et aussi de danser sur des rythmes très complexes, m’avait rapprochée de la musique comme partenaire.
Mais là, avec ma recherche en danse qui a commencée lorsque je suis rentrée pour de bon en France en 1998, j’ai cherché quelles étaient les interactions possibles des rythmes avec le geste, comment faire en sorte que le rythme nourrisse le geste mais n’y soit pas asservi, pas plus que la mélodie. La musique ne devrait pas être asservie par la danse, ni la danse par la musique. Et cela aussi c’est une approche plus contemporain de la danse, où on se rend compte de la synchronicité possible entre les mouvements, ou du mouvement avec la danse et la musique. Je relie cela avec ce grand mouvement qui nous a sorti de la danse classique et qui a découvert que la danse n’est pas une illustration, qu’elle peut être autre chose. Qu’elle peut faire partie de la vie comme celle qu’on mène qui est tellement complexe, ce n’est pas simplement un fil que l’on déroule comme une histoire. L’introduction de l’abstraction en danse a été fondamental pour moi.
Tout cela, on pourrait dire que ça a préparé en moi la DF. C’est-à-dire que après m’être confrontée à des difficultés que j’ai peu à peu cerné (pas toute seule, grâce au retour des autres danseurs), eh bien la DF a pu naître en fait de cette réflexion. C’est venu comme une continuation, avec quand même un intermède de 10 ans où je n’ai plus pu danser pour des raisons de santé. Je me suis intéressée alors aux micro-mouvements, puisque les mouvements, je ne pouvais plus les faire. Les micro-mouvements m’ont encore plus rapprochée de la vie quotidienne ou de ce qu’il y a de plus sensible dans la danse.
Grâce aux micro-mouvements, je suis arrivée à l’importance de la sensation dans le corps, en fonction de son environnement : la sensation a beaucoup à voir avec les micro-mouvements ou des mouvements qui ne sont pas forcément lisibles de l’extérieur mais qui nourrissent l’intérieur. Un petit peu comme quand on voit quelqu’un s’agiter sur sa chaise (rires, puisque c’est moi Hervé qui bouge sur ma chaise), qu’il parle comme nous le faisons en ce moment. Tous ces « petits » mouvements, visibles ou invisibles, ont une importance capitale en fait et font partie d’une sorte de danse pour moi.
H : pourquoi le corps et particulièrement la danse a une telle importance dans ta vie ? Parce que tu dis que tu as commencé à 5 ans mais j’imagine que c’est pas toi qui a voulu…
A.B : si c’est moi-même.
H : ah c’est toi, c’est pas tes parents qui ont… ah d’accord, ok.
A.B : [La première année, j’ai appris au Puy-en-Velay avec Mme Pioca, ensuite à St Etienne.] À St Etienne, c’est parti de quelque chose de tout simple. J’étais dans la cuisine, ma tante cuisinait très bien et elle faisait souvent des gâteaux de riz. Et donc il y avait cette odeur qui flottait ce jour-là, et puis elle a mis une valse de Chopin je crois, et on était heureuses toutes les deux et elle m’a pris dans ses bras et on a dansé la valse et ça, je me suis dit : ça, je veux bien le faire toute ma vie !
H : et ça ne t’as jamais quitté, tu t’es jamais requestionnée avec ça, peut-être qu’il y a autre chose à faire que la danse ?
A.B : ah oui oui, il y a autre chose à faire que le métier de danseuse, ça oui, parce que je me suis intéressée, avec les micro-mouvements bien sûr, je me suis intéressée aux sensations dans les mains, l’accompagnement de ces sensations etc. pour soigner. Mais disons que la danse, avec le soin, ça toujours été deux lignes parallèles dans ma vie, qui se sont données la main en fait, l’un est dans l’autre constamment.
H : donc quand tu parles du soin, j’imagine que tu parles du seitai ?
A.B : oui, je parle du yukido en fait, le seitai étant un élément du yukido. Disons une approche du soin qui parte des compétences de la personne pour se rééquilibrer elle-même.
H : c’est donc, pendant cette période où tu ne pouvais plus danser, où tu t’es intéressée aux micro-mouvements, tu t’es intéressée au seitai, ou bien c’était déjà antérieur ?
A.B : oh c’était bien antérieur. Le seitai je l’ai connu en 1970.
H : avant de travailler avec un groupe de recherche sur la DF, tu travaillais déjà avec un groupe de recherche en danse, c’est ce que j’ai vu le site. Est-ce que c’était, ce groupe avec lequel tu travaillais, c’était je crois dans la région d’Aix-en-Provence ?
A.B : c’était à Marseille [à Malmousque] et c’était un petit groupe de danseurs tout à fait débutants. Mais pour moi ça n’avait pas vraiment d’importance, l’important c’est la recherche, en fait toute ma vie c’est ça.
H : justement comment elle t’es venue cette envie de faire de la recherche en danse avec ce groupe ? Est-ce que c’est toi qui a décidé de monter un groupe ou est-ce que tu connaissais déjà ce groupe ?
A.B : oui, j’ai monté un groupe, à mon premier retour de l’Inde. Si tu veux, j’ai eu deux grands séjours en Inde, et au milieu il y a eu 7 ans à Marseille et j’avais très envie de danser, le Kathak [danse indienne du nord de l’Inde] nourrissant ma recherche en danse. Danser du kathak sur scène [en province française], c’était très difficile parce qu’il faut de la musique vivante, [donc je faisais venir des musiciens français et indiens, chaque fois que je pouvais. Nous avons fait des mini festivals de danse, par exemple avec Afaq Hussain et son fils Ilmas, grands tablaïstes de Lucknow, avec stages et spectacles]. Je continuais mes chorégraphies. Ce que j’avais commencé seule, grâce à Malkowski [pendant les 7 années où nous sommes restés à Bourges], je l’ai continué à Marseille, mais à plusieurs, avec des danseurs amateurs et on a fait de la recherche en danse dans le sens chorégraphique, rythmique, expression. Bien sûr j’étais influencée par le Kathak mais pas seulement, c’était le Kathak en France, dans la France contemporaine.
H : et c’était un groupe uniquement pour de la recherche ou vous faisiez des spectacles aussi de temps en temps ?
A.B : j’enseignais et on faisait des spectacles, à petite échelle parce que c’était du fait sur mesure. On n’était pas inscrits dans le grand mouvement de Marseille Objectif Danse. Ça ne s’est pas bien passé à l’époque avec eux [du moment que j’avais fait de la danse indienne, je ne pouvais être à leurs yeux une danseuse contemporaine]. Bernard (son mari) m’a aidée beaucoup, à l’époque les spectacles nous coutaient plus chers qu’on ne récoltait de recettes, c’était vraiment du cousu main. Mais avec justement cette grande liberté, parce que du coup je n’étais sous la coupe de personne, et on pouvait vraiment faire des recherches, avec des musiciens aussi, André Mouret par exemple qui compose de la musique contemporaine.
H : donc il y avait déjà d’autres…, il n’y avait pas que des danseurs dans ce groupe de recherche ?
A.B : il y avait un musicien compositeur, André Mouret, et une poète plasticienne, Anne Régnier.
H : parce que tu te doutes bien que j’arrive petit à petit à comment est-ce que t’est venue l’idée de commencer à travailler la DF ? Je le sais un peu, que c’est parti de ce spectacle de Théâtre Forum que tu avais vu, je ne sais plus à quel endroit, mais est-ce que tu peux me relater à nouveau les différents points, moments par lesquels tu es passée pour en arriver à commencer à travailler sur ce qui est devenue la DF. Est-ce que c’était avec ce groupe de recherche déjà, ou est-ce que c’était avec un autre groupe ?
A.B : Oui, c’était avec le groupe de Lambesc. Le TF, j’en avais seulement entendu parler.
Quand j’ai vu ce premier spectacle de TF, c’était près D’Aix et Guillaume Tixier était le joker. J’ai été scotchée sur place, cette fois-là ça avait vraiment bien marché. Et j’ai vu sur scène quelque chose qui s’apparentait à la vie mais en spectacle. D’habitude tu as le spectacle, avec des acteurs bien séparés des spectateurs.
Là les gens montaient sur scène et faisaient des propositions aux comédiens, et les comédiens en tenaient compte sans trop lâcher la pièce de base. C’est un moyen merveilleux pour réfléchir ensemble sur une problématique, là c’était à travers le théâtre : réfléchir ensemble sans que personne ne pense à la place d’autrui. Et c’est une bouffée d’air frais merveilleuse ! Tu vois. Et aussi le fait que des gens qui n’ont jamais fait de théâtre puissent monter sur scène et que ça marche ! Je veux dire ils ne sont pas du tout ridicules sur scène, ça marche parfaitement bien quand c’est bien mené. Guillaume a l’art et la manière, c’était très bien mené, le sujet était très intéressant : c’était sur le handicap.
Il y avait dans la salle des gens qui étaient intéressés par le sujet, il y avait des avocats, des juges, toutes sortes de gens pour qui c’était assez fondamental là ce qu’il se passait sur scène. Donc de nouveau cette réappropriation de l’espace de vie de tous les jours, une réappropriation complexe avec des problématiques, mais vraiment très fortes, où le théâtre se réconcilie un petit peu, sacré bonsoir, avec notre vie. Donc quand j’ai vu ça, je me suis dit mince mais c’est ce qui manque à la danse, bien sûr ! La DF pour moi est à la danse ce que le TF forum est au théâtre, c’est-à-dire ce moyen de tirer l’art vers la vie et la vie nourrissant l’art, la vie de tous les jours, la vie sociale, la vie culturelle [et politique].
H : Et comment est ce que tu as soumis cette idée au groupe avec lequel tu travaillais, tu es arrivée comme ça, tu leur as raconté ton histoire et tu leur as dit : j’aimerais bien qu’on recherche là dessus ?
A.B : Oui ! C’est-à-dire, après ces 10 ans où je ne pouvais plus danser, quand même ça me démangeait la danse toujours, alors je m’étais dit : je vais recommencer à danser mais autrement. Et donc avec un petit groupe d’amis, des danseurs mais pas forcement que des danseurs, des artistes, des chercheurs, des gens intéressés, je leur ai proposé du moins de commencer à chercher ensemble. De travailler ensemble une façon de danser qui respecte vraiment le psychisme, le corps et la vie en général. Et on est parti sur une danse selon les sensations, c’est ça qui s’était élaboré peu à peu. [L’ébauche s’était faite en Inde avec ma troupe de danseurs professionnels indiens et français, à travers le fait de danser sans anticiper le geste d’aucune manière. Nous l’avions appelée à l’époque : « la danse selon l’instant ». Cela a été une expérience très forte, fondatrice.]
Le groupe de Lambesc était formé depuis déjà 1 an ou 2 quand j’ai assisté à ce spectacle de TF. À travers cette représentation, j’ai « vu » la DF : c’est très étrange, sans lui mettre une forme, mais j’ai vu une force se dégager et s’inscrire quelque part dans le monde. J‘ai parlé au groupe de cette expérience et puis je pense que certains d’entre nous sont allés voir des TF.
Quelques mois après, Augusto Boal est venu à Mirabeau, c’est près d’Aix aussi, il était invité par Elsa Bonal avec le PBTM, qui a beaucoup fait pour le TF. Il y avait aussi le fils d’Augusto Boal, Julian Boal, et Sanjay Ganguli, un indien qui a beaucoup promu le TF en Inde.
Ce festival du PBTM « Plus Beau Théâtre du Monde » a duré 7 jours, en juillet 2005. C’est là que vraiment les choses se sont concrétisées pour la DF, la première fois. À la fin du stage, Elsa me dit : « Il va y avoir une soirée [de clôture] où ceux qui le souhaitent, qui ont déjà élaboré quelque chose dans un art, peuvent présenter leur œuvre. Je lui dis d’accord, et moi dans ma tête, je me dis je vais faire un solo de danse, une improvisation juste pour me présenter, pour présenter ma danse, le groupe et nos recherches…
Beaucoup d’artistes différents sont venus sur scène, il y avait Dario Fo ce jour là, il a fait un spectacle, il a partagé quelque chose. Tu sais on était attablé à des tables pendant que les uns et les autres proposaient leur art et j’étais là, je me rapetissais sur ma chaise en me disant euh tu vas faire ton solo, bon et après ? Qu’est ce que ça va faire ? J’en avais marre si tu veux, ça me remettait de nouveau dans une démarche de danse où je montre ce que je peux faire. Et donc je me rapetissais je me rapetissais je me rapetissais, et puis je me suis dit : non je peux pas faire ça, et puis je regarde autour de moi. Il y avait tous les jokers du TF, la fine fleur on pourrait dire, tous ceux qui étaient intéressés vraiment, non seulement de France mais d’Espagne et d’autres pays encore. Je me dis c’est bon, l’occasion est là, on va créer la DF.
Je monte sur scène et je leur dis à tous : « Ecoutez mes amis je ne sais pas la forme que va prendre la DF mais vous allez m’aider, on va la construire ensemble ». Et on a fait une première DF complètement improvisée, un peu à la façon du TF mais avec le médium de la danse. Donc j’ai commencé avec une improvisation très courte sur une musique que j’avais choisie, et ensuite d’autres participants sont venus, invités à venir sur scène et improviser également, avec des réflexions du public sur ce qui se passait. On avait choisi un thème. Ah oui, le thème on l’a choisi au hasard n’est-ce pas, « l’amour » et ça a fait l’unanimité. Tu vois maintenant quand on fait une DF, on a tellement de mal à choisir un thème eh bien ce jour-là c’est venu en 5mn même pas, 3mn je crois montre en main et ça été formidable.
Alors les jokers en question, ils étaient un petit peu dans leurs petits chaussons parce qu’ils étaient pris en otage en quelque sorte. Mais ils ont joué le jeu et même Julian Boal est venu, il a pris dans les disques que j’avais mis à disposition, il a changé les musiques au fur et à mesure. D’autres jokers sont venus sur scène et on a fait une première DF extrêmement rudimentaire, mais déjà beaucoup de choses étaient en place. Bien sûr après on a fait le bilan et l’un d’eux, Jean-François Martel, a dit : « Si la danse forum ne problématise pas une oppression, elle restera une danse qui cherche à s’améliorer avec les interventions du public, mais ne sera jamais un forum. » ». C’est le grand danger de la DF de se complaire et commenter la danse. C’est pour ça qu’aujourd’hui je suis toujours très attentive à ce que le centre de la DF soit le forum, un vrai forum, c’est-à-dire où on réfléchisse ensemble, on ne fait pas que commenter…
H : tu me dis que tu as proposé un thème réflexif, est-ce que c’était la première fois que tu proposais un thème réflexif ou est ce que avant cette participation de DF au « PBTM » vous aviez déjà un peu travaillé sur cette notion ?
A.B : non, on n’avait pas du tout travaillé sur la notion de « thème réflexif », [seulement sur la notion de thème].
H : donc ça t’es venu un peu spontanément de choisir un thème ?
A.B : parce que je n’avais vu qu’un TF avant, mais vraiment de long en large, donc je savais comment ça se passait et je voyais bien que le forum s’articulait autour du thème de la pièce. C’était évident qu’il fallait trouver ensemble un thème de départ.
H : donc c’est après cette expérience là que tu en as parlé au groupe de Lambesc ?
A.B : oui bien sûr.
H : parce que les gens du groupe avec lequel tu travaillais étaient présents ce jour-là, ou ils n’étaient pas venus, ou tu étais toute seule ?
A.B : [J’en avais parlé au groupe, mais j’étais la seule avec Bernard à pouvoir faire le stage, et donc] nous étions les seuls du groupe à la soirée. Toujours est-il que quand on en a parlé après ; on s’est dit : ben voilà c’est lancé, en fait !
H : et comment justement après cette expérience là, comment vos séances de travail et de recherche se déroulaient ? Parce que moi y a une question que je me suis souvent posé en relisant des articles sur le site. Quand tu présentes dans la charte le groupe avec lequel tu travaillais, tu le présentes comme un groupe d’auto-apprentissage coopératif de recherche et d’expérimentation en danse. Donc c’est pas rien cette notion d’auto-apprentissage coopératif de recherche et d’expérimentation, donc j’imagine que, soit c’est toi qui impulsais des choses, soit c’est l’ensemble des membres du groupe qui impulsait ces notions. Elles ne sont quand même pas très courantes, un peu plus aujourd’hui peut-être, et encore dans les compagnies de danse, je sais pas trop si c’est vraiment quelque chose dont on parle beaucoup quoi.
A.B : non non, ça n’existe pas.
H : ma question en fait c’est comment est-ce que tu en es arrivée là ?
A.B : en fait, c’est moi qui ai amené cette notion, mais elle ne vient pas de moi. Elle vient de Guy et Emma Poitevin en Inde.
C’est en Inde que j’ai découvert les ateliers d’auto-apprentissage coopératifs, simplement moi j’ai rajouté la recherche. C’est Guy Poitevin qui a amené ça parce qu’il vivait à Puna et il voyait les populations autour de Puna extrêmement pauvres, avec des hors castes, des villages entiers faisant face à des problèmes de vie phénoménaux, des problèmes sociaux culturels, toutes sortes de choses, avec des hors castes de hors castes de hors castes…
Donc lui a cherché pendant 20 ans comment aider ces populations sans leur dire ce qu’il fallait faire, parce que de toutes façons il aurait été sûr de se tromper. Et c’est lui qui petit à petit en est venu à cette forme d’auto-apprentissage coopératif, mais il s’est inspiré de travaux, tu vois il y a une chaîne, une continuité. Ça vient des travaux de Paolo Freire et de comment redonner du pouvoir aux pauvres par la conscientisation. Il faisait en sorte que les gens réfléchissent par eux-mêmes, déjà analysent leur propres situations, apprennent de leurs situations avant même d’essayer de la résoudre. Au lieu de se focaliser sur la résolution, il faut se focaliser sur ce qui se passe réellement, et non ce qu’on voudrait qu’il se passe. Augusto Boal s’était inspiré également de Paulo Freire, il y a une rencontre quelque part donc ça fait une sorte de lien de continuité sous jacent, tu sais ce sont des circuits d’eau sous terre. Sur le moment tu n’en as pas vraiment conscience, mais en fait après ça se croise et tu te rends compte de ce qui t’a permis de construire ceci et cela.
H : oui je vois. Ca me fait penser beaucoup à tout ce qu’ont développé Deleuze et Guattari, cette notion de rhizome.
A.B : voilà c’est ça ! Tout à fait.
H : tu as parlé de Guillaume Tixier tout à l’heure qui lui est un spécialiste du TF, il a écrit des bouquins là-dessus, j’en ai même un de lui. J’ai cru comprendre qu’il avait fait partie de votre groupe, qu’il avait travaillé avec vous, c’est ça ? Est-ce que vous vous êtes rencontrés ce jour-là, le jour où tu as fait ta DF au « PBTDM », et qu’est ce qui lui a donné envie de participer à votre groupe de recherche ?
A.B : eh bien alors, juste après s’être rencontrés au « PBTDM », je suis allée dans son groupe de TF pendant quelques mois, mais j’ai pas donné suite parce que ce n’était pas assez intense pour moi, il le sait hein, je le lui ai dit. Mais par contre je lui parlais de ce qu’on faisait de notre côté et que le TF nous inspirait énormément, sans qu’on veuille l’imiter. Et je dois dire que ça a été avec Elsa Bonal les deux seules personnes du TF qui ont vraiment compris dès le début qu’on était sincère, qu’on cherchait réellement à faire quelque chose – certes qui vient de l’idée du TF – mais qu’on n’allait pas faire un copié/collé, et que ça pouvait éventuellement un jour apporter au TF. Bien sûr, tout ce qui se crée un jour ou l’autre s’influence mutuellement.
Donc Guillaume est venu et ça lui a plu parce que il a beaucoup d’intensité en lui, quand il danse c’est vraiment très intense, physique, corporel, son mental est très vif. Il a beaucoup apporté à la DF, ça a été précieux pour nous parce qu’il nous donnait des retours, on faisait des parallèles, on voyait les différences avec le TF. On a essayé d’adopter certaines choses du TF comme de faire une petite chorégraphie au départ, ou alors au moins une mise en scène chorégraphique, c’est ça qu’on a essayé. Bon ça n’a pas vraiment marché mais je ne désespère pas qu’un jour on y arrive. Voilà, il a été présent pendant des années et des années, jusqu’à ce qu’on déménage l’atelier sur Aix. Il est venu au début, puis après il a été trop pris par son groupe Ifman, qu’il a mis en place, ses écrits etc. Mais on est restés toujours en lien.
H : et quelle était votre fréquence de travail avec ce groupe, est-ce que …
A.B : une fois par semaine.
H : une fois par semaine pendant les 7 années !?
A.B : oui !
H : dis-donc c’est incroyable ça ! Et il y avait toujours du monde ? Est-ce que c’était un groupe où les gens variaient, ou est-ce que c’était un noyau dur qui était toujours là et d’autres qui allaient et venaient ?
A.B : oui comme tous les groupes qui continuent il y a toujours un petit noyau central, et puis les satellites autour qui viennent quand ils peuvent. Mais non non, il y avait toujours… euh, bon, il y a eu des fois où je me suis retrouvée seule mais c’était pas très grave (rires). Comme tu le sais bien, on peut faire une DF à partir de 3, donc ça allait parfaitement. Mais en général on était 5 ou 6 en moyenne. Et puis on faisait des DF spéciales, où on appelait des gens du TF, ils sont venus quand même, pas seulement Guillaume et Elsa. Beaucoup sont venus et du coup on était parfois vraiment nombreux (15 à 20 participants). Les Protocoles méta (avec Jean-Paul Thibeau) sont aussi venus faire deux DF. On faisait des échanges aussi avec des artistes peintres, des théâtreux, des musiciens… C’était autant d’occasions de se retrouver tous.
Notre groupe faisait aussi des brainstorming réguliers où on se réunissait à Venelles, chez moi à l’époque (près de Lambesc). On mettait un petit peu en forme comment articuler verbalement ce qu’on était en train de découvrir, comment le situer, quels mots employer etc. [Nous avons retranscrit l’essentiel sur notre site : http://wiki.leti.lt/pmwiki.php?n=Main.HomePage]
H : donc il y avait vraiment des gens qui étaient suffisamment passionnés et engagés jusqu’à venir en fait se réunir chez toi pour en parler ?
A.B : bien sûr, le groupe en entier, les trois participants les plus constants étant Nadine Gardères, Johanna Bouchardeau et Leonardi Centi, qui venaient de Marseille, Forcalquier et Aix.
H : la DF est basée sur l’improvisation, est-ce que cette recherche-là sur l’impro, c’est une recherche qui s’est faite d’elle-même, ou est-ce qu’il y a eu au départ d’autres exercices, ou est-ce que c’est toi qui a amené ça, ou est-ce que encore une fois c’est par concertation du groupe que vous avez décidé de travailler uniquement sur l’improvisation ? Parce que moi, telle que je la connais en tous cas, ça n’est que de l’improvisation, qu’on soit danseur ou pas danseur, artiste, peintre, musicien ou quoi que ce soit, ça n’est que basé sur l’improvisation. Est-ce que c’est venu tout de suite, c’est venu après ?
A.B : c’est venu tout de suite. C’est difficile de faire une recherche autour de la sensation qui ne soit pas dans l’improvisation. Je pense que ça peut se faire avec de la chorégraphie, mais la rencontre avec la sensation est ce que j’appelle moi « chorégraphie de l’immanence ».
Si tu veux, d’habitude en danse, quand tu improvises, tu mets dans un ordre différent soit un vocabulaire, des mots gestuels, soit des phrases gestuelles, donc tu improvises en allant de connu en connu, avec ou sans contraintes etc.
Là, avec l’introduction de la sensation dans la danse, quelque chose d’autre se passe, parce que c’est inconnu au répertoire, à notre répertoire, non pas que ça n’ait jamais été fait… depuis que le monde est monde…, mais c’était inconnu à notre répertoire. Et ça nous surprenait en fait : c’est à chaque instant différent et à chaque instant tu ne sais pas où le geste va aller puisqu’il suit la sensation. La danse devient extrêmement intense. À certains moments, bien sûr qu’on n’est pas dans la sensation, on est dans la mentalisation du geste et on envoie le geste mentalement avant de le faire, on précède mentalement. Là l’exercice est de ne pas précéder mentalement et d’être vraiment dans le geste au fur et à mesure qu’il se déploie. Pour l’instant, on en est là si tu veux.
Bien sûr que notre désir de chorégraphier, en tous cas le mien, était toujours là, mais pour y aller il faut beaucoup de temps, beaucoup d’essais plus ou moins fructueux, et ce vers quoi on s’est dirigé jusqu’à présent c’est la danse de l’immanence, c’est-à-dire que le geste naît à chaque instant ; ce n’est pas une danse transcendante où tu projettes un idéal, ça naît de l’instant vécu tel que tu es, avec ton histoire passée, présente et à venir telle que tu l’imagines. Cet ensemble fait que tu plonges dans l’instant et cet instant dure, tu plonges dans la durée Bergsonnienne. Tout bouge à tout moment et tu crées en fait une sorte de chorégraphie, parce que quand tu regardes de l’extérieur tu as l’impression que c’est chorégraphié mais ça ne l’est pas .
H : et justement puisqu’on parle des sensations, les échauffements, l’éveil des sensations et muscles, ils ont été mis au point pour la DF, ou, d’après ce que je comprends ça avait déjà commencé avant la recherche de la DF ?
A.B : oui, ça avait déjà commencé parce que cette danse selon les sensations, il a bien fallu à un moment donné y venir. Si tu veux, ce qui était merveilleux, c’est que dans le groupe il y avait ce petit centre de quelques personnes, et puis il y avait des nouveaux. Or les nouveaux, ils étaient pommés, tu ne peux pas les mettre d’emblée comme ça dans la danse selon les sensations… Donc il nous a fallu trouver un échauffement, ça c’est quelque chose que j’espérais depuis je pense que je fais de la danse « autrement ». Parce que tous les échauffements que j’avais utilisés, bien sûr préparaient à la technique de danse que j’allais appliquer, mais là il n’y avait pas de technique, no technique, enfin c’est l’infra-technique.
H : oui il faudra que tu m’expliques ça un peu plus, l’infra-technique.
A.B : c’est-à-dire ce n’est pas du n’importe quoi, c’est au contraire extrêmement précis, un échauffement qui soit déjà dans les sensations. Donc naturellement on est allé vers l’éveil des sensations, même si on a trouvé le nom après l’éveil des muscles.
H : d’accord et ça s’est fait aussi par un auto apprentissage coopératif ?
A.B : oui
H : ok, aussi, c’est pas toi qui a forcement impulsé la chose
A.B : … De même, des questions telles que : est ce que le regard modifie le geste ? Quel regard on porte ? Etc. Tout ça s’est fait de façon coopérative et en auto-apprentissage.
H : et l’éveil des muscles, est-ce que ça a suivi l’éveil des sensations, comment vous en êtes arrivés là, pourquoi y a eu ce besoin aussi de travailler sur les muscles après avoir travaillé sur les sensations, même si c’est tellement lié les deux que j’imagine que ça s’est un peu fait, j’allais dire de manière intuitive, mais euh, je sais pas.
A.B : c’est venu comme un besoin je pense et maintenant je comprends le besoin parce qu’en fait les deux dynamiques sont complémentaires, l’éveil des muscles et l’éveil des sensations. Mais à l’époque, il y a eu le danseur professionnel Léonardo Centi qui faisait partie vraiment de la troupe de base, Bernard Pateffoz, prof de gym à la retraite, qui lui faisait du seitaï avec moi (il habitait très loin, il ne venait pas). Et puis moi. Donc on a été trois à avoir découvert l’éveil des muscles ensemble presque, sans se concerter. Il y avait aussi une autre danseuse professionnelle, Toshiko Oiwa, qui est venue quelques fois à nos ateliers. On a tous quatre découvert cette chose que quand on bouge selon le besoin des muscles, ça donne quelque chose de différent que quand on bouge selon le besoin des sensations, et c’est merveilleux également. C’est comme si le monde se réveillait tu vois, comme si les muscles, toute ton ossature, tes organes se réveillaient. On s’en est parlé les uns les autres en se disant : c’est curieux j’ai vécu ça, ça s’est produit. Et puis on se dit on est en train de découvrir un truc parce qu’on est quatre à avoir mis le doigt sur quelque chose de spécifique.
Je pense aujourd’hui que ça vient du fait du besoin de dynamisme. L’éveil des sensations si tu veux, ça concerne surtout les positions ; l’éveil des muscles, c’est l’effort musculaire qui peut se mettre en place vraiment. Besoin de dynamisme et là ça a été merveilleux parce que du coup ça prépare vraiment à la danse, ça prépare le corps à la danse. Ce que l’éveil des sensations ne fait pas complètement, parce que tu n’es pas échauffé comme après l’éveil des muscles. Tu es aussi dans l’échauffement mais pas aussi dynamique en fait.
H : comment est venuu ensuite l’idée ou le besoin de travailler à partir d’un thème réflexif ? Et même le thème sensitif, parce que j’imagine que cette idée du thème sensitif n’était pas là forcement au départ quand vous travailliez sur l’éveil des sensations et des muscles ? Comment est né ce besoin-là ?
A.B : alors le thème est né avec le TF et on lui a donné l’adjectif de réflexif quand on a éprouvé le besoin de faire en plus un thème sensitif [pour les situer l’un par rapport à l’autre]. Le thème sensitif est venu par besoin aussi, besoin relié à l’instant ; le thème réflexif pouvant être décidé à l’avance. Il y a eu un moment où ça s’est mis en place.
D’une part avec un seul thème, le thème réflexif, on se heurtait à la difficulté quasi inéluctable d’illustrer le thème, c’était vraiment difficile de ne pas l’illustrer même si on en a pris conscience très vite : on mettait le thème en arrière, dans l’inconscient sans y penser, mais dès qu’on y pensait, hop, il se mettait devant nous.
Et c’est venu aussi je pense du fait de nommer les sensations. Tu vois, on s’est exercé à nommer les sensations, tout ça pour les débutants, ceux qui venaient nous rejoindre. On s’est rendu compte qu’on était les mêmes à avoir les mêmes sensations et puis à un moment donné, en parlant ensemble, nous avons nommé l’éveil des sensations. Ca a été long en fait le processus, pour articuler ce besoin, et là ça a été mais alors formidable, si tu veux au moment où ça s’est créé, j’ai senti mais une force formidable de miroir qui n’en est pas, de nouveau, la vie qui se réinstalle dans un processus de danse et de réflexion.
H : d’accord. Et je passe à l’idée des trois espaces : l’espace scénique, les bordures scéniques, l’extra-scène ou l’espace du regard, peu importe. Cette idée-là, j’imagine qu’elle a muri aussi très lentement mais j’imagine qu’il y a eu des… euh, pas des besoins mais des euh…, je trouve pas le mot juste. Pourquoi avoir découpé de cette façon-là, avoir mis des cadres comme ça, parce que ça aurait très bien pu être un espace scénique où tous les artistes évoluent en même temps, qu’ils soient danseurs, peintres, musiciens..
A.B : ah ben oui mais ça ne marche pas !
H : donc j’imagine qu’il y a eu différentes étapes, que vous avez essayé différentes façons ?
A.B : ce sont les frustrations qui te poussent aux fesses pour trouver des solutions ! On ressentait bien le besoin d’introduire d’autres arts en regard avec la danse. C’est venu assez vite parce que déjà parmi nous il y avait, selon les années, des peintres, musiciens, théâtreux etc. Donc mettre tout ce monde ensemble [sur un même espace], non, ça ne marche pas. On a dû l’essayer, mais bon, c’est ce que les danseurs font d’habitude, ou les musiciens lors des bœufs par exemple, ou des jam sessions. Enfin voilà, on se retrouvait comme dans un club de danse, ça ne marchait pas.
Et puis alors – le hasard fait bien les choses – on était dans notre salle de Lambesc il y avait des tatamis de couleurs différentes. Il y avait des verts et il y avait des rouges. Les rouge étaient autour des verts et dessinaient carrément une scène. C’est venu comme ça. Petit à petit on s’est dit, bon les autres arts, il leur faut un espace. J’ai le souvenir très très exact de la DF où on a mis en place cet espace scénique vert, avec la bordure scénique rouge. On l’a appelée d’abord la membrane scénique, comme une membrane cellulaire, une antichambre.
C’est quand on a réalisé que les autres arts en fait nourrissaient le forum, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas seulement en résonance ou en dialogue avec la danse mais qu’ils nourrissaient le forum, qu’il leur fallait un espace forcément. Mais un espace tout autour de la danse, ça coulait de source en fait, mais alors ça aussi, j’en ai encore des frissons le jour où ça s’est mis en place cette chose, tu sais, c’est comme une porte qui s’ouvre sur un possible, ça rend possible.
H : ça nourrissait le forum, tu veux dire les retours verbaux, parce que ça nourrit pas uniquement le forum, ça nourrit la danse et même la danse nourrit les artistes, enfin y‘a un aller retour permanent entre la danse et les arts.
A.B : tout à fait. Mais moi, ce qui a fait tilt dans ma tête, c’est qu’on pouvait faire un forum pas seulement à partir de la danse, mais à partir de n’importe quel art, ça on l’avait compris quelque part. Et en mettant en regard les autres arts, ça participait au forum, c’est-à-dire que les gens qui ne sont pas à l’aise avec la danse, dans leur corps, aient aussi un espace et que cet espace est privilégié. Il est comme une fenêtre sur l’univers de la danse à travers d’autres arts et donc ils participent au forum. Cet espace participe au forum, les arts participent au forum dans ce qu’il a de plus charnu, de matière, tu vois la matière danse tout d’un coup s’épaissit avec le verbe, le dessin.
Avec aussi ce qui est enchanteur pour moi c’est de pouvoir interrompre la danse à n’importe quel moment, qu’elle ne règne pas en grand maître, qu’elle se suspende pour laisser une fenêtre, une possibilité autre. Donc tout ça participe au forum vraiment dans son sens large.
H : et justement puisqu’on parle de forum, l’idée du forum elle est venue comment, du TF j’imagine, là complètement.
A.B : ah oui là complètement !
H : parce que l’idée du forum en DF n’est pas du tout agencé ou structuré comme il peut l’être en TF. Donc j’imagine que là aussi vous avez essayé des choses différentes avant de vous dire ben à tel moment quand le tilteur décide d’arrêter là on fait un forum, alors que ça aurait pu être à d’autres moments. Comment est-ce c’est venu cette idée-là ? Alors je sais que c’est venu petit à petit, mais est-ce tu peux essayer de m’en dire un peu plus là-dessus ?
A.B : non tu as raison, c’est venu petit à petit, mais y a un moment où ça fait tilt, ça clique, ça prend sa place. Essaye de reformuler ta question de nouveau, excuses-moi.
H : eh bien comment vous est venu au groupe cette idée de faire un forum, enfin que ce forum soit un besoin, un besoin impérieux, puisqu’on a du mal à s’en passer du forum.
A.B : oui mais ça a été long. Je ne me souviens combien de fois Nadine nous a dit : « Mais finalement on en revient à créer des problèmes là où y en a pas [rires] ».
H : c’est pas faux, c’est pas faux !
A.B : donc, c’est là la difficulté, c’est-à-dire faire un forum, c’est-à-dire problématiser mais problématiser c’est difficile et on tâtonne même aujourd’hui encore, c’est jamais gagné cette histoire. Ce qui me rassure c’est qu’en TF, là je peux te dire qu’ils nagent dans la choucroute pareil. Parce que ça ronronne assez vite en TF aujourd’hui à mon sens, il faut que le joker soit vraiment bon, remue les choses parce que sinon on sait d’avance ce qui va être proposé par les spect-acteurs.
Donc on est parti du TF, avec ce personnage, le joker, que nous on appelle le tilteur mais qui a un rôle assez similaire. Il n’est dans aucun des trois espaces, qui doit se faire transparent et pourtant c’est lui le metteur en scène de l’ensemble, on pourrait dire, le chef d’orchestre. Il faut qu’il soit partout sans être nulle part, sans être encombrant nulle part.
Le tilteur, lui, son rôle est de reformuler une question, ou d’aider à problématiser, ça on l’a travaillé à partir du TF, vraiment on leur doit ça et c’est pas encore gagné, parce que même si bien sûr on s’est inspiré d’eux, le médium de la danse est différent du théâtre. On ne peut pas problématiser de la même façon, on problématise à partir des sensations, pas d’une histoire linéaire, on problématise à partir de deux thèmes au lieu d’un thème. Donc c’est une autre forme de forum, un peu plus éclatée on pourrait dire, plus riche d’une certaine façon. Plus éclatée, c’est le danger, parce que ça peut partir dans tous les sens. Mais bon, clairement, la pratique de faire forum vient du TF.
H : et justement cette histoire comme tu le soulignes, cette histoire de problématisation est problématique, c’est le moins qu’on puisse dire, ça aussi j’imagine que c’est venu du TF de vouloir problématiser ou pas ? Parce que c’est quand même nous, je sais que dans notre groupe c’est vraiment le problème la problématisation, c’est vraiment pas évident, parce que comme tu le dis il y a tellement de choses en DF que ça peut être très éclaté et on peut partir dans des tas de directions différentes et se perdre complètement. Donc de resserrer, de remettre un peu en entonnoir les idées, tout ce qui fuse, tout ce qui s’est fait au niveau des sensations, du mouvement, de l’ouïe enfin des cinq sens, c’est pas évident. Et en plus cette notion de problématisation, elle est complexe, utilisée de différentes façons suivant le contexte. Si tu fais un mémoire d’université tu dois problématiser, mais ça n’a rien à voir avec la problématisation comme on peut l’avoir en DF. Donc nous c’est une question qu’on se pose beaucoup et sur laquelle on achoppe tout le temps, alors je sais que pour avoir fait des skypes avec Nadine et Micka c’est pareil, je sais pas, alors j’aimerais que tu essayes de m’en dire plus. Alors moi j’ai lu ce que vous aviez écrit , ces trois articles, ces trois formes de problématisation par lesquelles vous êtes passés, sur votre site y’a un article là-dessus qui est de toi et de Nadine, qui est vachement intéressant, mais qui quand même me laisse sur ma faim. Mais à force d’y réfléchir, j’ai l’impression que la problématisation en elle-même pose tellement de questions qu’il est d’une certaine façon impossible d’arriver à comprendre ce que ça veut vraiment dire. Parce que c’est quelque chose qui est sans arrêt en mouvement, qui est tellement vivant en fait , que c’est pas possible de la mettre sur un papier et de dire voilà en DF c’est ça : 1er 2e, 3e 4e 5e c’est comme ça que ça se passe. Est-ce que toi t’as ce sentiment-là ou est-ce que pas du tout ou est ce que t’as d’autres choses à expliciter là-dessus parce que ça reste une vraie question, pour nous en tous cas.
A.B : pour moi la problématisation vient de la prise de conscience que face à un problème, et ça c’est A.Boal qui l’a articulé, face à un problème, l’important n’est pas de trouver la solution. Pourquoi ? Parce que si tu cherches la solution à un problème tel que tu l’énonces, tu prives en fait ton observation ou la situation, tu prives la situation de sa complexité, tu rabotes ici, là, en haut, en bas. Et toutes choses que tu rabotes vont se représenter au prochain tournant.
C’est-à-dire que tu vas de mauvaises solutions en mauvaises solutions en te disant ben, quand même, on avance, mais voilà… Enfin c’est le chemin habituel si tu veux, donc il ne marche pas ce chemin, ça aboutit à des inepties terrifiantes. Je pense que la colonisation en est l’exemple même. Donc quand tu es face à un problème tu observes le problème, tu mets en question le problème lui-même, et là tout d’un coup y’a de la vie qui se réinstalle. C’est-à-dire qu’au lieu d’aller de solution toute faite en solution toute faite, tu réinventes, tu donnes une possibilité à l’invention de venir, tu as un regard neuf sur ce qui se passe. Un regard qui n’enferme pas mais qui ouvre la problématique. Et rien que pour ça c’est merveilleux pour moi, parce que c’est comme si tu redistribuais toutes les cartes, au lieu de toujours avoir le même jeu, avec des frustrés en fin de compte, ou untel et untel désignés comme le méchant, ou untel et untel désigné comme la victime. Alors Augusto il a fait cette chose, il parlait d’opprimés et d’oppresseurs [au lieu de victimes et bourreaux], déjà c’est un formidable mouvement ça, mais on peut aller plus loin. C’est-à-dire que de mettre les gens dans des cages, ça c’est pas possible. Quand tu problématises tu ouvres les cages ; l’autre devient vivant. Celui qui te pose problème ou la situation qui te pose problème deviennent quelque chose que tu peux aborder de façon neuve, de façon créative et tu vas puiser dans tes ressources, dans tes connaissances. Et puis quand tes connaissances ne suffisent pas, eh bien tu fais appel à celles des autres, mais tu sais exactement ce que tu demandes comme connaissances et pas des solutions, tu demandes pas des solutions tu demandes des connaissances. C’est un processus, quand tu y as touché, enfin quand on y touche, les rares fois où on y arrive à cette problématisation, c’est quelque chose qui est reconnaissable. L’intérêt soudain arrive, tu vois ton être intérieur, tes tripes elles se mettent à être éveillées, tu te dis là je touche quelque chose à laquelle je ne pensais pas, parce que d’habitude il faut simplifier, il faut simplifier, il faut simplifier pour pouvoir résoudre tel problème. Tu simplifies le problème, ben non ça ne marche pas comme ça, tu ne résous rien vraiment.
H : donc la problématisation n’a pas uniquement lieu pendant le forum, c’est quelque chose qui a lieu tout au long de la DF. D’après ce que je comprends elle a aussi lieu pendant les temps de danse ou sur la bordure scénique, hein, c’est bien ça ?
A.B : eh oui c’est ça ! Parce que la danse elle-même est une problématisation, est un forum, les arts autour de la danse font forum, la danse et les arts font forum. Le retour verbal n’est qu’une articulation verbale, par les mots, de ce qu’on a perçu, entre-aperçu, attrapé dans nos filets pendant le forum.
H : oui en fait c’est complètement nouveau comme façon de problématiser, enfin pour moi et tout ce que j’ai pu lire jusqu’à aujourd’hui sur ce que peut être la problématisation suivant certains contextes, j’ai jamais encore entendu ce genre de façon de faire. Elle est vachement riche et beaucoup plus intéressante parce qu’elle inclut, parce que la plupart du temps c’est quelque chose qui n’est que intellectuel.
A.B : voilà et là elle inclut le corps.
H : j’irais même plus loin elle inclut le vivant dans sa totalité, et donc c’est beaucoup plus riche et beaucoup plus intéressant qu’un travail juste intellectuel. Ça m’éclaire beaucoup plus.
A.B : c’est pour ça que la bordure scénique a toute sa raison d’être avec les autres arts qui eux aussi problématisent en « faisant », pas seulement pendant les retours verbaux.
H : et d’une certaine façon, c’est ce qui me vient là tout de suite, ça se fait même malgré soi, malgré nous, hein, c’est ça ?
A.B : oui ! C’est ça ! C’est grâce au thème qu’on laisse dans l’inconscient, dans l’involontaire, que ça se fait. C’est par la vie. Ca se fait par la vie, ben parce qu’i y a un autre danseur qui est rentré, l’espace il est de telle dimension, il fait chaud ce jour là…
H : … toutes les interactions qu’il y a tout au long dans la vie, dans le quotidien, qui font partie de cette problématisation en DF, qui est bien spécifique de la DF. D’accord ok, bon ben c’est beaucoup plus clair. Merci merci.
L’autre question, c‘est sur ce que j’ai pu lire sur la charte [de la DF] ou sur le site, dans les CR du site, qui concerne plus la danse elle-même où souvent tu parles, où vous vous êtes questionnés sur : qu’est ce que la danse ? Quand est ce qu’elle commence ? Quand elle finit ? Où est-ce qu’elle doit aller ? Etc. tout ce genre de questions. Est-ce que pendant toutes ces années où vous avez travaillé ensemble en laboratoire, est-ce que ça a fait bougé des choses en vous, tous ces questionnements que vous avez eus par rapport à la danse, ou est-ce que ce sont des questionnements qui ont incité les danseurs à se remettre en question pour trouver par eux-mêmes des questions ? Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ?
A.B : oui. Il y a les deux. Il y avait parmi nous Léonardo Centi et d’autres danseurs professionnels de haut niveau qui se sont réconciliés, on pourrait dire, avec la danse dans sa profondeur, par cette approche nouvelle en fait, par les sensations. On a eu des clefs dont certaines viennent de la recherche sur l’accompagnement des sensations par les mains. Parce qu’on observe les sensations en yukido, en seitaï, etc. et la clef si tu veux s’est articulée autour de l’involontaire. C’est-à-dire que la danse, la gymnastique, les arts en général et même la médecine ne tiennent aucun compte de l’involontaire pour faire vite. Et quand ils en tiennent compte, c’est pour le dénigrer. Tout ce qui fait les qualités de l’involontaire, ils le placent dans l’automatisme : ça s’est fait en dépit de moi , j’ai pas voulu le faire, donc ça n’a aucun intérêt.
C’est une erreur folle de penser ainsi, parce que bien sûr que 99 %25 de notre activité est en fait involontaire. Et même quand on est obligé de faire agir la volonté, c’est grâce à l’involontaire que tel geste par exemple qui est très simple, je le fais volontairement. Mais si je n’avais pas l’involontaire, on sait anatomiquement, physiologiquement, que mon geste ferait ça (elle montre un geste désordonné) il serait absolument désordonné, c’est-à-dire qu’il faut quelque chose qui contre-balance le volontaire constamment. Donc il n’y a pas de volontaire sans involontaire déjà et l’involontaire est structurant. C’est quand il va mal que ça va mal.
Mais quand il va bien il est structurant c’est lui qui permet à la vie de persévérer et de se développer aussi bien qu’elle peut. Le fait que la danse se prive de l’involontaire est dramatique. Mais à mon avis, si la danse un jour prend conscience de ça, elle se rénovera. Aujourd’hui la danse est dans une impasse on pourrait dire, parce qu’on a fait le tour de tout ce que la volonté pouvait explorer, et après tout on n’a que deux jambes, deux bras, un nez et une tête. Donc il y a un moment où il faut voir le problème sous d’autres angles. Et pourquoi l’involontaire est venu à nous en DF, c’est parce que les sensations sont involontaires, quand on n’essaie pas de manipuler l’organisme, les sensations expriment les besoins de l’involontaire, les besoins profonds. Elles te permettent de faire des gestes en conformité avec ton corps tel qu’il est, tel qu’il désire être également. Si tu désires faire un effort musculaire, ben voilà ton corps est disponible. Donc c’est pas que l’involontaire se coupe de l’involontaire, c’est qu’on lui redonne place n’est-ce pas dans le geste. Et pourquoi je te parlais de ça déjà ?
H : c’est toujours par rapport à ces réponses que vous auriez pu avoir sur qu’est ce que la danse, quand est-ce qu’elle finit etc. ?
A.B : oui la danse, son évolution passera par l’involontaire… Mon prochain bouquin c’est sur la danse d’ailleurs. Parce que tu vois c’est tout près, on voit bien que les danseurs s’intéressent aux sensations de plus en plus, c’est mûr maintenant.
H : donc prochain bouquin sur la danse. Après celui de la DF ou avant ?
A.B : oui après si possible.
H : et justement, la DF accorde quand même un espace assez conséquent à la danse, ne serait-ce que par l’espace scénique où l’ on danse, et la bordure scénique où interviennent les autres arts. Donc ça a quand même été conçu pour la danse même si les autres arts sont inclus, la DF quoi. Et moi depuis deux ans qu’on travaille et où d’autres artistes interviennent, je me dis que vous avez beaucoup remis la danse en question, mais j’ai le sentiment, enfin d’après ce que j’ai pu lire, peut-être que je me trompe, que les autres arts ou la façon de pratiquer les autres arts n’ont pas été forcément remis en question comme a pu l’être la danse, en tous cas dans ce que j’ai pu lire. Parce qu’on pourrait très bien se poser la question de la même façon : qu’est-ce que c’est qu’une pratique artistique aussi aujourd’hui ? Qu’est-ce que c’est que peindre, jouer de la musique, qu’est-ce que c’est que dire un texte etc. ?
A.B : c’est souvent venu que tel peintre se dise, ben, on devrait faire de la peinture forum (rires).
H : oui oui justement, c’est intéressant qu’il y ait cet espace là de DF pour inclure justement ces questionnements-là il me semble.
A.B : bien sûr.
H : mais vous n’avez pas vraiment mis l’accent là-dessus pour l’instant ?
A.B : non, on n’a pas mis l’accent là-dessus, d’une part par impossibilité, d’autre part parce que les interventions des autres arts sont sporadiques et en regard avec la danse. Mais de fait quand même, je pense que des artistes qui s’y tiendraient à cette pratique de la DF, petit à petit ils seraient amenés à questionner leur propre art. C’est un peu ce qui s’est fait quand je suis venue dans votre groupe transmettre la DF, avec la calligraphie et la peinture qui se sont posé des questions. Enfin voilà, c’est un nouveau regard, une nouvelle mise en scène, un nouvel espace dédié à ces arts et forcément ils se remettent en question. On ne prend pas le temps d’articuler cela beaucoup, mais on pourrait bien sûr. Mais il y a quand même un principe de réalité de mise en scène en DF, il faut qu’il y ait un centre quelque part [la danse], sinon vraiment ça s’éclatera.
H : oui oui il faut se focaliser sur quelque chose.
A.B : il faut se focaliser sur la danse parce que c’est la DF, le jour où quelqu’un met en place la peinture forum je viendrai avec ma danse sur la bordure scénique (rires).
H : et à partir de quand vous avez commencé avec un groupe à présenter la DF dans des événements culturels ? Parce que, encore une fois, je lisais sur le site qu’il y a eu des ateliers, des processus collectifs, des rencontres, des groupes de recherche etc. À partir de quels moments et de quelles façons ça s’est fait ? Est-ce que c’est vous qui avez cherché à aller présenter votre travail, ou est-ce que c’est par réseaux, par connaissances qu’on vous a demandé de venir intervenir à tel endroit, ou présenter une DF pour la faire connaître, ou je ne sais trop quoi ?
A.B : Quand ça nous a été proposé, c’était par exemple par Elsa Bonal avec le PBTM, ou par Johanna Bouchardeau qui participait à l’élaboration de tout un festival autour de la Nouvelle par exemple. Ça nous a été proposé parce qu’ils savaient que nous faisions de la DF et qu’on cherchait à faire des représentations. Bien sûr que c’est la pierre de touche pour nous de présenter puis faire une DF avec des gens qui n’en n’ont jamais fait, avec un vrai public.
Donc ça s’est fait presque dès le début, on n’était pas bien rodés les premières fois. On a fait pas mal de DF devant des gens de TF en fait, avec eux, sans d’ailleurs arriver à les convaincre. Assez curieusement tu vois, quand ils font leur TF ils disent aux gens vous pouvez venir sur scène, on est tous débutant etc. Mais pour venir danser alors là tchip tchip tchip c’est une autre histoire, ils disaient : mais on n’ose pas etc. Mais tout ça nous a aidé à rendre la DF accessible à tout un chacun. Je pense que la bordure scénique est un espace où les gens qui sont timides avec leur corps peuvent entrer par ce sas de sécurité. Donc on l’a présentée souvent en public, enfin pas très souvent mais toujours quand même devant des publics un petit peu avertis. On l’a peu présenté devant des publics non avertis et je crois que c’est quelque chose qui est à développer et qui modulera un petit peu la DF. Elle va s’adapter, elle va se moduler en fonction des contextes. Et pour l’instant, toujours finalement on a résolu les problèmes en incluant le public dans la DF, et d’une façon éhontée (rires), c’est-à-dire on les happe dedans, ils ne peuvent pas rester extérieurs n’est-ce pas, voilà. Donc, il faudra peut-être un jour qu’on accepte qu’il y ait un public non averti. Pour l’instant quand il y eu un public vraiment non averti , ça n’a pas marché du tonnerre parce que… [un jour par exemple, j’avais une migraine terrible et j’aurais dû laisser le rôle de tilteur à quelqu’un de la troupe].
H : ben c’est difficile de rentrer dedans, c’est très abstrait
A.B : oui, alors peut-être, en tous cas telle qu’on l’a développée pour l’instant, la DF n’a pas vocation à être devant un public non averti, elle n’a pas cette vocation, peut-être, tout simplement. Je pense que cette vocation viendra, ça vraiment j’espère que ça puisse se faire. Ça viendra avec des chorégraphies : on démarrera avec des chorégraphies et des styles de danses autres que la « danse selon les sensations », mais là, y’a un gros boulot à faire.
H : parce que pour l’instant ça n’est qu’une pratique de recherche et c’est déjà énorme
A.B : disons que c’est une pratique qui inclut tous ceux qui le souhaitent dans le forum et donc qui se module en fonction des gens qui sont là. La DF n’a pas la portée du TF pour l’instant, où tu es devant des centaines de personnes et où tu fais quand même un TF très intéressant. Il faut que ça se développe, mais on ne l’a pas encore fait.
H : oui, et puis le TF, c’est quand même quelque chose de très ciblé socialement et politiquement, ce qui n’est pas forcément le cas de la DF où n’importe quels sujets peuvent être traités. Même si en TF c’est possible, mais moi, tout ce que j’ai vu en TF, c’est quand très très ciblé sur le social et le politique
A.B : oui et puis c’est narratif, alors que nous on introduit l’abstraction, la non narration.
H : oui et ça change tout. Et justement, par rapport à cette pratique qui est une recherche, tu cites dans un article que c’est un peu comme de la « recherche action » la DF pour toi. Qu’est-ce que tu entends par là vraiment ? Parce que recherche action ça veut dire quoi. Moi qui suis en train de faire une recherche action dans ma formation et énormément de gens font ça dans des collectifs aujourd’hui. Mais suivant les collectifs, la définition de la recherche action n’est pas la même. Déjà c’est pas forcément les mêmes buts, les gens qui en font sont soit des artistes soit c’est des militants politiques, avec pas les mêmes aboutissements. Tu l’entendais comment, toi, quand tu employais ce terme là ?
A.B : ça ne vient pas de moi en fait ce vocabulaire, je crois que ça vient beaucoup de Nadine et de Johanna, d’Elsa Bonal aussi. Je suis peu familière en fait avec ce que ça implique. J’ai quelques notions, c’est tout. Pour moi, la DF est au cœur de la réflexion et comme c’est une réflexion partagée qui réfléchit sur elle-même, elle fait bouger les choses en profondeur, mais je ne pourrais pas vraiment te dire à quoi ça correspond en fait. Intuitivement je sens qu’elles ont raison de dire qu’il y a cet aspect de recherche action, mais moi c’est plus le côté artistique, le côté philosophique que j’ai développé.
H : et justement qu’est-ce cette longue recherche, toutes ces sept années passées en laboratoire avec le groupe, qu’est-ce que ça a modifié chez toi, je veux dire dans ton rapport à la, danse ou à l’art en général, ou dans ton rapport à la vie, au quotidien ? Est-ce que tu te sens différente depuis ce passage là, et est-ce que ça a transformé des choses, est-ce qu’il y a des choses qui ont muté ?
A.B : oui c’était comme un renouveau, qui est venu après une incapacité, après cet arrêt de danse où je sentais bien quand même qu’il y avait beaucoup de choses à revoir là dedans. Et le fait que la DF s’élabore, alors là, ça a été un feu d’artifice pour moi. Parce que tu es aux premières loges du vivant qui réfléchit, qui réfléchit avec son corps, avec ses sensations et qui partage les réflexions ou les actions. Tu apprends et tu observes, et tu apprends de ce que tu observes, de ce questionnement. Donc toute la vie quotidienne en est modifiée. Bien sûr les rapports avec les gens, même au sein d’une famille. Je ne suis pas la seule à le dire, les uns et les autres du groupe le disaient.
Telle et telle DF aussi a modifié le rapport au monde, les idées préconçues et cette tendance toujours a simplifier. On voit bien que ça ne fonctionne pas de simplifier et qu’il y a mieux à faire vraiment. Après, ça ne donne pas des solutions pour vivre zen, ça c’est sûr ! (rires). Et ça éloigne beaucoup d’un monde un peu new-age, où tu essaies justement d’être dans la zénitude… La DF m’a rendue allergique à certaines choses.
H : et justement Louis Hautefort, je sais pas si tu te souviens de lui, qui avait co-écrit ce bouquin « Lisière », qui a participé à pas mal de DF avec nous, il me disait tout le temps, il a été très très séduit dès le départ par la DF, il me disait : « ce qui est incroyable avec cette pratique c’est qu’elle crée de la pensée, ça crée une pensée en action, une pensée de l’improvisation, une pensée vivante. » J’imagine que tu es d’accord avec ça ?
A.B : voilà ! C’est ça ! C’est ce que j’essayais d’exprimer. Ça crée quelque chose, ça fait bouger les lignes, ça remet du punch et sans fanfaronnade. C’est pas qu’on a la solution, du genre suivez-nous on a la solution, justement c’est l’inverse.
H : nous justement, ce dont on s’est rendu compte, et j’en parle un peu d’ailleurs sur le site qu’on a fait, c’est que ça crée ou ça semble créer d’autres processus de pensée/er, et des processus qui sont à la fois collectifs, puisqu’il y a toujours une réflexion collective qui se fait ou même individuelle. Moi j’en suis pas certain, les autres non plus mais on le ressent, ce sont des sensations qui sont là, des perceptions aussi qui sont concrètes. C’est pas un délire qu’on se fait, mais on n’arrive pas à le palper je dirais, à savoir exactement ce qui se passe. Parce que, en DF, tu parlais de l’immanence, de l’involontaire, y a aussi tout le côté irrationnel qui est très très fort et qui influe un peu partout. Un peu toujours comme ce principe du rhizome chez Deleuze et Guatarri, où c’est sans arrêt en train de…, c’est fluide. Il y a des mouvements incessants qui se font et qui font que ça modifie, ça modifie en tous cas une réflexion. Quand on a eu seulement une réflexion intellectuelle comme la plupart des gens l’ont – parce que c’est quand même à ça dont on a l’habitude et à laquelle on a été éduqué dans nos société en tous cas… – il nous semble que le fait de sans arrêt danser, qu’il y ait toutes ces interactions avec les autres arts, qu’il y ait le forum avec le verbe, qu’on écrive aussi [écrits bruts], qu’il y ait de la musique etc, tout cela fait que le processus intellectuel s’en trouve lui-même modifié. En tous cas, c’est la sensations qu’on a. Est-ce que vous, dans votre groupe, vous avez aussi eu ce genre de sensations, de perceptions ? Parce que pour moi, c’est d’une certaine façon « révolutionnaire », parce que c’est comme s’il y avait quelque chose de nouveau. Comme un corps qui rentre en lui-même et qui modifie tout à l’intérieur. Et ça, tu te dis merde, mais comment… j’ai pas l’habitude, tu vois les mots sont pas assez forts, ou je trouve pas les mots pour pouvoir l’exprimer.
A.B : oui oui tout à fait. Bien sûr c’est pour ça d’ailleurs je pense qu’il y a eu cette résistance contre l’involontaire, contre les sensations elles-mêmes, c’est historique. Les sensations, le corps même a été à la fois mis sur un piédestal et complètement dénigré dans sa vie. C’est un fait inscrit dans l’histoire, mais c’est en train d’évoluer. C’est un acte de résistance aussi. Moi, là où je vois l’importance de la DF, si tant est qu’elle en a, c’est cette façon de réintroduire la « durée », cette espèce d’état où tout change tout le temps. On peut faire des photos, à certains moments on peut arrêter et faire des clics, mais en fait tout bouge tout le temps réellement, dans le réel. Donc cette réintroduction de la durée, de l’instant qui toujours se modifie est un acte de résistance contre ce qui nous pend au nez : la machinisation, la mécanisation. La machine qui prend nos corps nos âmes, qui va prétendre nous remplacer merveilleusement bien etc. C’est un acte de résistance, parce que ce qui se prépare n’est pas joyeux, de ce point de vue là. Mais forcément que ce qui se prépare nourrit également ce qui empêchera cette machinisation.
H : là tu fais allusion j’imagine au transhumanisme ?
A.B : au transhumanisme, au post-humanisme et à toutes ces joyeusetés, on en promet comme des merveilles, c’est hallucinant ! C’est distillé de plus en plus à la radio, des émissions… C’est distillé, et de fait c’est déjà là d’une certaine façon.
H : et puis c’est financé en plus par des google, NASA etc.
A.B : cet acte de résistance il est urgent, il ne paye pas de mine mais il est profond.
H : la question suivante c’est : un jour j’ai lu sur le site du groupe de Chambéry, en conclusion de l’un de leur CR, ils écrivent ceci : « Qu’est-ce qu’on veut faire grandir avec notre groupe, nous avons besoin de préciser notre approche, on pourrait avoir comme base de travail : la DF est la problématisation de la vie quotidienne . » Alors moi j’ai eu une espèce de flash quand j’ai lu ça, parce que tout d’un coup tout devenait assez clair sur les questions que je me posais par rapport à la DF et aux effets que je ressentais sur ma vie quotidienne justement. Je me suis dit : mais oui mais c’est bien ça ! D’une certaine façon, la DF est vraiment la problématisation de la vie quotidienne. Et avec tout ce que tu viens de me dire depuis le début, il me semble que d’une certaine façon c’est un peu de ce dont tu parles. On ne peut pas faire une danse forum sans partir de notre quotidien, de notre vécu, puisqu’on parle des sensations, de notre corps, puisqu’on est en lien avec les autres, avec la nature, avec l’espace dans lequel on fait la DF. Est-ce que ça résonne en toi aussi cette façon là, cette phrase qu’ils affirment eux, ils affirment ça un peu comme une base de travail, ou est-ce que tu aurais d’autres choses à rajouter en plus là-dessus ou pas ?
A.B : alors si le quotidien se questionne, ça va. En fait, alors, juste dit comme ça quand tu as lu la phrase, ça m’a fait penser qu’il y a un danger à le présenter de cette manière à mon sens. Un petit peu comme les alicaments, ces aliments qui, par certaines personnes qui s’occupent de santé, sont érigés en médicaments. Par exemple, si vous mangez du chou, alors c’est merveilleux parce que avec toutes ses propriétés… il faut manger du chou !(rires) Quand ils ont fini leur truc, ils te l’ont vendu, tu sais ! Et sans chou tu peux pas vivre ! Il faut pas que la DF devienne ça. Il faut rester vigilant, il faut que ça reste un espace de liberté sans compromission pour le coup. C’est-à-dire que tu vois par exemple, il y a la danse thérapie et il y a la danse, et c’est deux choses différentes. Or la danse thérapie fait du bien, la danse fait du bien, donc il y a pas mal de gens qui ont tendance à considérer la danse comme une thérapie, mais sans faire de la danse thérapie, et là ça dérape. C’est comme si les problèmes de la vie avaient des solutions, c’est pas des solutions là qu’on amène en DF, c’est des questionnements. Heureusement il y a l’art qui n’est pas art thérapie. L’art thérapie a toute sa place, on est d’accord, mais l’art c’est autre chose, c’est pas la solution à tel problème de santé physique, mentale, émotionnelle, à tel problème social, politique, c’est pas la solution. C’est remettre de la vie dans notre quotidien, dans le social, dans le politique.
H : mais je pense que le simple fait de remettre de la vie peut aider à avoir une meilleure vie sociale aussi.
A.B : oui oui, bien sûr, mais voilà. Tu fais de la danse par exemple, ça t’aide pour toute ta vie quotidienne, parce que tu es plus à l’aise dans ton corps, tu sais mieux t’exprimer par rapport aux autres gestuellement parlant. Bien sûr que ça apporte énormément, mais c’est la cerise sur la gâteau. Et à la fois, c’est plus que ça, c’est une nourriture fondamentale, c’est-à-dire que sans art une société meurt. On a essayé, on a vu ce que ça a donné, toutes les dictatures suppriment les arts en premier et les intellos, donc tout ce qui est réflexion. Donc, il faut un espace de liberté sans concession, et il faut se garder dans cet espace de liberté de présenter quelque chose comme étant la solution, voilà c’est la seule chose hein. Sinon je suis complètement d’accord, la DF, c’est entrer dans le réel et faire avec.
H : je pense que ça pourrait vraiment apporter. Parce que quand tu parles de l’art, moi je suis complètement d’accord avec ce que tu dis, mais il me semble quand même qu’aujourd’hui, même si l’art à une place dans notre société, qu’il est regardé ou vécu ou expérimenté par beaucoup comme quelque chose qui est d’une certaine façon à la marge. C’est-à-dire qu’il n’a pas une place comme peut l’avoir l’économie, la politique, tout ce qui est social. Et il me semble quand même que de regarder l’art sous un autre angle de vue que juste celui-là, permettrait peut-être de déplacer des questionnements et de déplacer aussi une façon de vivre le quotidien, d’être vivant. Comme ça ne se fait pas, je sais pas ce que ça pourrait faire, mais il me semble qu’on gagnerait à mettre un peu plus l’art, à en injecter un petit peu partout, sans que ça devienne comme tu dis une solution ou une thérapie ou quoi que ce soit. Le regard qu’on porte sur l’art, je le trouve souvent trop marginal, ou alors péjoratif, ou alors « je sais pas faire parce que c’est pas pour moi », parce que c’est…
A.B : réservé à une élite…
H : voilà une élite. Et il y a un super bouquin de Jean Dubuffet qui s’appelle Asphyxiante Culture qu’il a écrit vers la fin des années 60, où il essaye un petit peu d’analyser tout ça et pourquoi on en arrive là aujourd’hui dans notre société, à regarder l’art de cette façon là. Il part je crois de la Renaissance, et ça a été toujours des élites en fait qui se sont occupés de dire « ça c’est beau, ça c’est pas beau ». Il y a des canons, ils ont fait les choses comme ça et on se traine encore ces poids là aujourd’hui. Donc y’a des gens qui disent ben moi, je ne pourrais jamais être artiste parce que je sais pas dessiner, je sais pas peindre, je sais pas jouer de la musique etc. Donc je trouve ça vraiment dommage qu’on en arrive là et que..
A.B : oui, là tu touches vraiment on pourrait dire le centre la DF. Parce que, effectivement, ça apporte la danse ou l’art en général dans la vie, pas comme une solution mais comme un point de vue vécu à travers les sensations. Effectivement ça déplace la vision, c’est pour ça que c’est important de remettre en question la danse et l’art réservé à une élite. Mais surtout ça donne une possibilité à tout un chacun d’exercer un art en profondeur, par l’intérieur et pas par l’extérieur. J’ai pas besoin de savoir faire le grand écart pour pouvoir danser. Et Augusto [Boal] avait bien situé ça, il disait que pour être danseur il faut danser, il faut pas attendre d’être danseur pour danser. Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Tu danses et donc tu es danseur. Au moment où tu danses tu es danseur, sacré bonsoir ! Et si tu attends d’être danseur pour danser, jamais tu danseras. Donc oui oui, tout à fait, c’est une façon de réintroduire l’art à la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter d’une certaine façon. Enfin, c’est quand même ce qui fait battre la vie en soi, lui donne sa saveur, qui observe la vie, l’art c’est finalement le regard qu’on porte sur la vie.
H : ouais ouais, tout à fait. Eh ben écoutes, c’est un très beau mot de fin parce que j’en ai fini moi avec mes questions. Est-ce que tu aurais quelque chose à rajouter ou un truc auquel… ah si tiens, y’a une question que j’ai oubliée et que je me suis notée, c’est par rapport à l’infra-technique, je voulais que tu m’en dises un petit peu plus là-dessus.
A.B : si tu veux, quand tu dis à quelqu’un : je fais quelque chose avec l’involontaire, alors il te dit : bon alors comment tu fais ? Tu utilises quelle technique ? Eh bien, j’ai pas de technique. Je peux pas avoir de technique parce que dans l’involontaire, tu abordes les choses par l’intérieur. En fait c’est ça : avec la technique, tu abordes les choses par l’extérieur. Tu te dis, pour pouvoir danser, je dois être souple, donc je vais faire tel exercice, c’est un exemple. Et tu fais tes exercices, tu deviens souple et tu fais de la danse.
C’est une possibilité, on est d’accord. Mais il y a une autre façon d’aborder la danse, c’est de l’aborder de l’intérieur. Déjà observer le mouvement – une danse est faite de mouvements, de rythmes. Observer ce qui se fait spontanément déjà et puis tu découvres que ce qui se fait spontanément en toi est en adéquation avec l’extérieur, ça a un écho. Tu es nourri par l’extérieur, tu n’es pas isolé, tu vois, ta peau, ce n’est pas une frontière, c’est un lieu d’échange. Petit à petit, tu observes que de l’intérieur, il y a une sorte de danse on pourrait dire, et alors tu es aux premières loges quand tu observes ces mouvements internes. C’est une danse qui n’est pas téléguidée, elle vient de ton organisme et de son rapport avec le monde.
Et puis cet intérieur, il va déployer. Si tu te mets à disposition de tes sensations internes, cet intérieur se déploie extérieurement. Et quand tu observes ce déploiement, tu te rends compte que c’est loin d’être du grand n’importe quoi. Parce que le grand n’importe quoi, ça existe hein. Et ça existe quand tu penses faire de l’involontaire et que tu n’en fais pas en fait. Et puis quand tu penses faire du volontaire, tu peux faire aussi du grand n’importe quoi, c’est pas garanti qu’en faisant un geste volontaire, il soit « juste », il soit « vivant » etc.
Donc tu te rends compte que cet intérieur qui se déploie et qui s’extériorise, il est extrêmement précis et il est dans l’instant, l’instant n’étant pas faire table rase du passé, surtout pas. Il est la résultante du passé, du présent et de l’avenir. Donc y’a quelque chose qui se passe, qui se déploie de façon extrêmement précise et en adéquation avec la musique si tu mets de la musique, avec l’espace dans lequel tu es, avec l’autre qui est avec toi. Tu découvres toute une gestuelle, une mobilité, une interaction avec l’espace, avec l’autre, interaction que tu n’imaginais même pas possible.
Et comme c’est pas n’importe quoi et comme c’est très précis, moi je me suis dis : bon sang de bonsoir, c’est bien gentil de dire que j’ai pas de technique, mais en fait je fais un truc qui est encore plus précis que la technique, quand je laisse faire comme ça. C’est-à-dire que dans l’infini des possibilités, y’en a qu’une qui va convenir à tel et tel moment, et à chaque instant tu réévalues ce geste. Et donc j’en suis venue à ce terme d’infra-technique, qui n’est pas idéal parce que les mots de toutes façons ne sont jamais idéaux. L’idée, c’est qu’il y ait une technique mais invisible au regard habituel, au regard social. C’est invisible, et tu ne peux pas la reproduire volontairement. C’est-à-dire que même moi, quand je suis dans l’infra-technique, je ne peux pas reproduire ensuite les mouvements, je ne peux pas en faire une chorégraphie.
H : sinon elle ne serait pas de l’infra-technique
A.B : voilà. Parce que c’est d’une telle subtilité, d’une telle précision, d’une telle complexité que c’est impossible à reproduire. En tous cas, ça ne redonne pas les mêmes sensations que quand ça se produit spontanément. Donc infra-technique, ça veut qui ne se voit pas avec les yeux habituels, avec la vue habituelle, mais que tu arrives à reconnaître si tu es dans le même état. C’est-à-dire que ça ne trompe personne, quand quelqu’un est vraiment dans l’infra-technique, tout le monde le voit et le mouvement devient d’une intensité vraiment scotchante. Tu te demandes ce qui se passe, parce que la personne ne fait pas des ronds de jambes ni des trucs qui seraient techniquement difficile, au contraire, en général c’est d’une simplicité… Et pourtant ça te prend aux tripes, c’est une question de vie et de mort tu vois, parce que à chaque instant tu ne sais pas où le mouvement va aller, à quel rythme. Donc tu es sur le fil, tu es pris par cet instant et tu le déroules, tu déroules dans ton corps cet instant en même temps que la personne qui danse dans cette infra-technique.
C’est le seul mot qui nous est venu, je l’ai soumis aux uns et aux autres et jusqu’à présent, personne n’a trouvé de meilleur mot.
L’involontaire, c’est tout l’inverse du chaos mais c’est nourri par le chaos, parce que le chaos, c’est tous les ingrédients : tu n’as pas fait le tri avant. Et donc va émerger cette notion d’immanence. N’émerge que ce qui est pertinent, ce qui est absolument nécessaire, tu arrêtes avec une gesticulation qui nourrit les foules…
H : oui et puis qui est souvent du n’importe quoi quand ça gesticule justement.
A.B : oui et du coup, du n’importe quoi ou du rabâché…
H : bon ben c’est très clair. Merci beaucoup.
A.B : merci pour tes questions, elles sont vraiment très pertinentes et elles se sont bien enchaînées.
Article créé le 16/02/2020 – modifié le 11/06/2020