À propos de la DF
Pour mémoire

Témoignage


Entre­tien sur la Danse Forum avec Andréine Bel. Inter­view et trans­crip­tion par Her­vé Maron­giu – juin 2018. Le style oral a été conser­vé pour l’essentiel. Entre […] : ajouts d’Andréine à la relecture.

Her­vé Maron­giu : quel était ton par­cours pro­fes­sion­nel et artis­tique avant de com­men­cer les recherches sur la DF ?

Andréine Bel : j’ai com­men­cé la danse à l’âge de 5 ans au Puy-en Velay et à l’époque il n’y avait que la danse clas­sique, donc le choix a été vite fait. Puis j’ai conti­nué la danse comme ça jusqu’à 18 ans. J’ai ren­con­tré alors Fran­çois Mal­kows­ki qui était élève du frère d’Isadora Dun­can, Ray­mond Dun­can, et là une autre approche de la danse a com­men­cé à s’ouvrir. C’est-à-dire où l’on obser­vait la danse, com­ment elle se concré­tise à tra­vers par exemple les enfants, lorsqu’ils courent et jouent, ou les arti­sans lorsqu’ils ont beau­coup de métier. Ils ont une qua­li­té du mou­ve­ment que Mal­kows­ki appe­lait une « qua­li­té de vie du mou­ve­ment ».

Avoir été près de Mal­kows­ki pen­dant une année entière m’a beau­coup appor­té, il était âgé déjà à l’époque, il avait 82 ans mais il dan­sait encore. Sur­tout sa vision de la danse était vrai­ment dif­fé­rente de ce que j’avais explo­ré avec la danse clas­sique, donc il m’a fal­lu tout redé­mar­rer de zéro. Très vite, quand même, en com­men­çant à faire les cho­ré­gra­phie pour mes solos, il y a eu le pro­blème d’utilisation de l’espace, des rythmes et des expres­sions du visage. Tout cela me confron­tait à un besoin d’entraînement plus enca­dré et je suis par­tie en Inde car je me suis aper­çue de mes lacunes.

En Inde j’ai ren­con­tré Bir­ju Maha­raj et le Kathak. C’est une danse du nord de l’Inde, qui pri­vi­lé­gie les rythmes impré­gnés de la nature, qui imitent la nature. Donc je m’y retrou­vais, ça allait en conti­nui­té de Mal­kows­ki en quelque sorte. Le mou­ve­ment était fait selon l’énergie plus que la force, avec la colonne ver­té­brale comme axe de vie du mou­ve­ment, comme « arbre de vie » du mou­ve­ment. Cette danse sug­ges­tive s’est ins­pi­rée des gestes quo­ti­diens : les gestes en kathak sont très proches de ceux de tous les jours en Inde. Par exemple si d’un geste je caresse de loin ton visage puis appuie mes doigts repliés sur le côté droit de mon front, ça veut dire « je t’aime ». Les gens, sur­tout dans les vil­lages, font ces gestes. Donc je pour­rais dire que mon approche de la danse s’est rap­pro­chée de la vie quo­ti­dienne, sty­li­sée certes, mais avec un inté­rêt pour ces gestes deve­nus spon­ta­nés et polis avec le temps.

Ensuite je suis ren­trée en France et j’ai conti­nué à faire mes propres cho­ré­gra­phies, ce coup-ci avec un bagage un peu plus étof­fé. Je me suis ren­due compte assez vite, grâce aux retours d’autres dan­seurs, qu’il me fal­lait prendre la musique comme un par­te­naire, plu­tôt que comme quelque chose qui me por­tait. Déjà en kathak, le fait de ne pas illus­trer le texte mis en musique, mais plu­tôt de le sug­gé­rer, et aus­si de dan­ser sur des rythmes très com­plexes, m’avait rap­pro­chée de la musique comme par­te­naire.

Mais là, avec ma recherche en danse qui a com­men­cée lorsque je suis ren­trée pour de bon en France en 1998, j’ai cher­ché quelles étaient les inter­ac­tions pos­sibles des rythmes avec le geste, com­ment faire en sorte que le rythme nour­risse le geste mais n’y soit pas asser­vi, pas plus que la mélo­die. La musique ne devrait pas être asser­vie par la danse, ni la danse par la musique. Et cela aus­si c’est une approche plus contem­po­rain de la danse, où on se rend compte de la syn­chro­ni­ci­té pos­sible entre les mou­ve­ments, ou du mou­ve­ment avec la danse et la musique. Je relie cela avec ce grand mou­ve­ment qui nous a sor­ti de la danse clas­sique et qui a décou­vert que la danse n’est pas une illus­tra­tion, qu’elle peut être autre chose. Qu’elle peut faire par­tie de la vie comme celle qu’on mène qui est tel­le­ment com­plexe, ce n’est pas sim­ple­ment un fil que l’on déroule comme une his­toire. L’introduction de l’abstraction en danse a été fon­da­men­tal pour moi.

Tout cela, on pour­rait dire que ça a pré­pa­ré en moi la DF. C’est-à-dire que après m’être confron­tée à des dif­fi­cul­tés que j’ai peu à peu cer­né (pas toute seule, grâce au retour des autres dan­seurs), eh bien la DF a pu naître en fait de cette réflexion. C’est venu comme une conti­nua­tion, avec quand même un inter­mède de 10 ans où je n’ai plus pu dan­ser pour des rai­sons de san­té. Je me suis inté­res­sée alors aux micro-mou­ve­ments, puisque les mou­ve­ments, je ne pou­vais plus les faire. Les micro-mou­ve­ments m’ont encore plus rap­pro­chée de la vie quo­ti­dienne ou de ce qu’il y a de plus sen­sible dans la danse.

Grâce aux micro-mou­ve­ments, je suis arri­vée à l’importance de la sen­sa­tion dans le corps, en fonc­tion de son envi­ron­ne­ment : la sen­sa­tion a beau­coup à voir avec les micro-mou­ve­ments ou des mou­ve­ments qui ne sont pas for­cé­ment lisibles de l’extérieur mais qui nour­rissent l’intérieur. Un petit peu comme quand on voit quelqu’un s’agiter sur sa chaise (rires, puisque c’est moi Her­vé qui bouge sur ma chaise), qu’il parle comme nous le fai­sons en ce moment. Tous ces « petits » mou­ve­ments, visibles ou invi­sibles, ont une impor­tance capi­tale en fait et font par­tie d’une sorte de danse pour moi.

H : pour­quoi le corps et par­ti­cu­liè­re­ment la danse a une telle impor­tance dans ta vie ? Parce que tu dis que tu as com­men­cé à 5 ans mais j’imagine que c’est pas toi qui a vou­lu…

A.B : si c’est moi-même.

H : ah c’est toi, c’est pas tes parents qui ont… ah d’accord, ok.

A.B : [La pre­mière année, j’ai appris au Puy-en-Velay avec Mme Pio­ca, ensuite à St Etienne.] À St Etienne, c’est par­ti de quelque chose de tout simple. J’étais dans la cui­sine, ma tante cui­si­nait très bien et elle fai­sait sou­vent des gâteaux de riz. Et donc il y avait cette odeur qui flot­tait ce jour-là, et puis elle a mis une valse de Cho­pin je crois, et on était heu­reuses toutes les deux et elle m’a pris dans ses bras et on a dan­sé la valse et ça, je me suis dit : ça, je veux bien le faire toute ma vie !

H : et ça ne t’as jamais quit­té, tu t’es jamais reques­tion­née avec ça, peut-être qu’il y a autre chose à faire que la danse ?

A.B : ah oui oui, il y a autre chose à faire que le métier de dan­seuse, ça oui, parce que je me suis inté­res­sée, avec les micro-mou­ve­ments bien sûr, je me suis inté­res­sée aux sen­sa­tions dans les mains, l’accompagnement de ces sen­sa­tions etc. pour soi­gner. Mais disons que la danse, avec le soin, ça tou­jours été deux lignes paral­lèles dans ma vie, qui se sont don­nées la main en fait, l’un est dans l’autre constam­ment.

H : donc quand tu parles du soin, j’imagine que tu parles du sei­tai ?

A.B : oui, je parle du yuki­do en fait, le sei­tai étant un élé­ment du yuki­do. Disons une approche du soin qui parte des com­pé­tences de la per­sonne pour se rééqui­li­brer elle-même.

H : c’est donc, pen­dant cette période où tu ne pou­vais plus dan­ser, où tu t’es inté­res­sée aux micro-mou­ve­ments, tu t’es inté­res­sée au sei­tai, ou bien c’était déjà anté­rieur ?

A.B : oh c’était bien anté­rieur. Le sei­tai je l’ai connu en 1970.

H : avant de tra­vailler avec un groupe de recherche sur la DF, tu tra­vaillais déjà avec un groupe de recherche en danse, c’est ce que j’ai vu le site. Est-ce que c’était, ce groupe avec lequel tu tra­vaillais, c’était je crois dans la région d’Aix-en-Provence ?

A.B : c’était à Mar­seille [à Mal­mousque] et c’était un petit groupe de dan­seurs tout à fait débu­tants. Mais pour moi ça n’avait pas vrai­ment d’importance, l’important c’est la recherche, en fait toute ma vie c’est ça.

H : jus­te­ment com­ment elle t’es venue cette envie de faire de la recherche en danse avec ce groupe ? Est-ce que c’est toi qui a déci­dé de mon­ter un groupe ou est-ce que tu connais­sais déjà ce groupe ?

A.B : oui, j’ai mon­té un groupe, à mon pre­mier retour de l’Inde. Si tu veux, j’ai eu deux grands séjours en Inde, et au milieu il y a eu 7 ans à Mar­seille et j’avais très envie de dan­ser, le Kathak [danse indienne du nord de l’Inde] nour­ris­sant ma recherche en danse. Dan­ser du kathak sur scène [en pro­vince fran­çaise], c’était très dif­fi­cile parce qu’il faut de la musique vivante, [donc je fai­sais venir des musi­ciens fran­çais et indiens, chaque fois que je pou­vais. Nous avons fait des mini fes­ti­vals de danse, par exemple avec Afaq Hus­sain et son fils Ilmas, grands tablaïstes de Luck­now, avec stages et spec­tacles]. Je conti­nuais mes cho­ré­gra­phies. Ce que j’avais com­men­cé seule, grâce à Mal­kows­ki [pen­dant les 7 années où nous sommes res­tés à Bourges], je l’ai conti­nué à Mar­seille, mais à plu­sieurs, avec des dan­seurs ama­teurs et on a fait de la recherche en danse dans le sens cho­ré­gra­phique, ryth­mique, expres­sion. Bien sûr j’étais influen­cée par le Kathak mais pas seule­ment, c’était le Kathak en France, dans la France contem­po­raine.

H : et c’était un groupe uni­que­ment pour de la recherche ou vous fai­siez des spec­tacles aus­si de temps en temps ?

A.B : j’enseignais et on fai­sait des spec­tacles, à petite échelle parce que c’était du fait sur mesure. On n’était pas ins­crits dans le grand mou­ve­ment de Mar­seille Objec­tif Danse. Ça ne s’est pas bien pas­sé à l’époque avec eux [du moment que j’avais fait de la danse indienne, je ne pou­vais être à leurs yeux une dan­seuse contem­po­raine]. Ber­nard (son mari) m’a aidée beau­coup, à l’époque les spec­tacles nous cou­taient plus chers qu’on ne récol­tait de recettes, c’était vrai­ment du cou­su main. Mais avec jus­te­ment cette grande liber­té, parce que du coup je n’étais sous la coupe de per­sonne, et on pou­vait vrai­ment faire des recherches, avec des musi­ciens aus­si, André Mou­ret par exemple qui com­pose de la musique contem­po­raine.

H : donc il y avait déjà d’autres…, il n’y avait pas que des dan­seurs dans ce groupe de recherche ?

A.B : il y avait un musi­cien com­po­si­teur, André Mou­ret, et une poète plas­ti­cienne, Anne Régnier.

H : parce que tu te doutes bien que j’arrive petit à petit à com­ment est-ce que t’est venue l’idée de com­men­cer à tra­vailler la DF ? Je le sais un peu, que c’est par­ti de ce spec­tacle de Théâtre Forum que tu avais vu, je ne sais plus à quel endroit, mais est-ce que tu peux me rela­ter à nou­veau les dif­fé­rents points, moments par les­quels tu es pas­sée pour en arri­ver à com­men­cer à tra­vailler sur ce qui est deve­nue la DF. Est-ce que c’était avec ce groupe de recherche déjà, ou est-ce que c’était avec un autre groupe ?

A.B : Oui, c’était avec le groupe de Lam­besc. Le TF, j’en avais seule­ment enten­du par­ler.
Quand j’ai vu ce pre­mier spec­tacle de TF, c’était près D’Aix et Guillaume Tixier était le joker. J’ai été scot­chée sur place, cette fois-là ça avait vrai­ment bien mar­ché. Et j’ai vu sur scène quelque chose qui s’apparentait à la vie mais en spec­tacle. D’habitude tu as le spec­tacle, avec des acteurs bien sépa­rés des spec­ta­teurs.

Là les gens mon­taient sur scène et fai­saient des pro­po­si­tions aux comé­diens, et les comé­diens en tenaient compte sans trop lâcher la pièce de base. C’est un moyen mer­veilleux pour réflé­chir ensemble sur une pro­blé­ma­tique, là c’était à tra­vers le théâtre : réflé­chir ensemble sans que per­sonne ne pense à la place d’autrui. Et c’est une bouf­fée d’air frais mer­veilleuse ! Tu vois. Et aus­si le fait que des gens qui n’ont jamais fait de théâtre puissent mon­ter sur scène et que ça marche ! Je veux dire ils ne sont pas du tout ridi­cules sur scène, ça marche par­fai­te­ment bien quand c’est bien mené. Guillaume a l’art et la manière, c’était très bien mené, le sujet était très inté­res­sant : c’était sur le han­di­cap.
Il y avait dans la salle des gens qui étaient inté­res­sés par le sujet, il y avait des avo­cats, des juges, toutes sortes de gens pour qui c’était assez fon­da­men­tal là ce qu’il se pas­sait sur scène. Donc de nou­veau cette réap­pro­pria­tion de l’espace de vie de tous les jours, une réap­pro­pria­tion com­plexe avec des pro­blé­ma­tiques, mais vrai­ment très fortes, où le théâtre se récon­ci­lie un petit peu, sacré bon­soir, avec notre vie. Donc quand j’ai vu ça, je me suis dit mince mais c’est ce qui manque à la danse, bien sûr ! La DF pour moi est à la danse ce que le TF forum est au théâtre, c’est-à-dire ce moyen de tirer l’art vers la vie et la vie nour­ris­sant l’art, la vie de tous les jours, la vie sociale, la vie cultu­relle [et poli­tique].

H : Et com­ment est ce que tu as sou­mis cette idée au groupe avec lequel tu tra­vaillais, tu es arri­vée comme ça, tu leur as racon­té ton his­toire et tu leur as dit : j’aimerais bien qu’on recherche là des­sus ?

A.B : Oui ! C’est-à-dire, après ces 10 ans où je ne pou­vais plus dan­ser, quand même ça me déman­geait la danse tou­jours, alors je m’étais dit : je vais recom­men­cer à dan­ser mais autre­ment. Et donc avec un petit groupe d’amis, des dan­seurs mais pas for­ce­ment que des dan­seurs, des artistes, des cher­cheurs, des gens inté­res­sés, je leur ai pro­po­sé du moins de com­men­cer à cher­cher ensemble. De tra­vailler ensemble une façon de dan­ser qui res­pecte vrai­ment le psy­chisme, le corps et la vie en géné­ral. Et on est par­ti sur une danse selon les sen­sa­tions, c’est ça qui s’était éla­bo­ré peu à peu. [L’ébauche s’était faite en Inde avec ma troupe de dan­seurs pro­fes­sion­nels indiens et fran­çais, à tra­vers le fait de dan­ser sans anti­ci­per le geste d’aucune manière. Nous l’avions appe­lée à l’époque : « la danse selon l’instant ». Cela a été une expé­rience très forte, fon­da­trice.]

Le groupe de Lam­besc était for­mé depuis déjà 1 an ou 2 quand j’ai assis­té à ce spec­tacle de TF. À tra­vers cette repré­sen­ta­tion, j’ai « vu » la DF : c’est très étrange, sans lui mettre une forme, mais j’ai vu une force se déga­ger et s’inscrire quelque part dans le monde. J‘ai par­lé au groupe de cette expé­rience et puis je pense que cer­tains d’entre nous sont allés voir des TF.

Quelques mois après, Augus­to Boal est venu à Mira­beau, c’est près d’Aix aus­si, il était invi­té par Elsa Bonal avec le PBTM, qui a beau­coup fait pour le TF. Il y avait aus­si le fils d’Augusto Boal, Julian Boal, et San­jay Gan­gu­li, un indien qui a beau­coup pro­mu le TF en Inde.

Ce fes­ti­val du PBTM « Plus Beau Théâtre du Monde » a duré 7 jours, en juillet 2005. C’est là que vrai­ment les choses se sont concré­ti­sées pour la DF, la pre­mière fois. À la fin du stage, Elsa me dit : « Il va y avoir une soi­rée [de clô­ture] où ceux qui le sou­haitent, qui ont déjà éla­bo­ré quelque chose dans un art, peuvent pré­sen­ter leur œuvre. Je lui dis d’accord, et moi dans ma tête, je me dis je vais faire un solo de danse, une impro­vi­sa­tion juste pour me pré­sen­ter, pour pré­sen­ter ma danse, le groupe et nos recherches…

Beau­coup d’artistes dif­fé­rents sont venus sur scène, il y avait Dario Fo ce jour là, il a fait un spec­tacle, il a par­ta­gé quelque chose. Tu sais on était atta­blé à des tables pen­dant que les uns et les autres pro­po­saient leur art et j’étais là, je me rape­tis­sais sur ma chaise en me disant euh tu vas faire ton solo, bon et après ? Qu’est ce que ça va faire ? J’en avais marre si tu veux, ça me remet­tait de nou­veau dans une démarche de danse où je montre ce que je peux faire. Et donc je me rape­tis­sais je me rape­tis­sais je me rape­tis­sais, et puis je me suis dit : non je peux pas faire ça, et puis je regarde autour de moi. Il y avait tous les jokers du TF, la fine fleur on pour­rait dire, tous ceux qui étaient inté­res­sés vrai­ment, non seule­ment de France mais d’Espagne et d’autres pays encore. Je me dis c’est bon, l’occasion est là, on va créer la DF.

Je monte sur scène et je leur dis à tous : « Ecou­tez mes amis je ne sais pas la forme que va prendre la DF mais vous allez m’aider, on va la construire ensemble ». Et on a fait une pre­mière DF com­plè­te­ment impro­vi­sée, un peu à la façon du TF mais avec le médium de la danse. Donc j’ai com­men­cé avec une impro­vi­sa­tion très courte sur une musique que j’avais choi­sie, et ensuite d’autres par­ti­ci­pants sont venus, invi­tés à venir sur scène et impro­vi­ser éga­le­ment, avec des réflexions du public sur ce qui se pas­sait. On avait choi­si un thème. Ah oui, le thème on l’a choi­si au hasard n’est-ce pas, « l’amour » et ça a fait l’unanimité. Tu vois main­te­nant quand on fait une DF, on a tel­le­ment de mal à choi­sir un thème eh bien ce jour-là c’est venu en 5mn même pas, 3mn je crois montre en main et ça été for­mi­dable.

Alors les jokers en ques­tion, ils étaient un petit peu dans leurs petits chaus­sons parce qu’ils étaient pris en otage en quelque sorte. Mais ils ont joué le jeu et même Julian Boal est venu, il a pris dans les disques que j’avais mis à dis­po­si­tion, il a chan­gé les musiques au fur et à mesure. D’autres jokers sont venus sur scène et on a fait une pre­mière DF extrê­me­ment rudi­men­taire, mais déjà beau­coup de choses étaient en place. Bien sûr après on a fait le bilan et l’un d’eux, Jean-Fran­çois Mar­tel, a dit : « Si la danse forum ne pro­blé­ma­tise pas une oppres­sion, elle res­te­ra une danse qui cherche à s’améliorer avec les inter­ven­tions du public, mais ne sera jamais un forum. » ». C’est le grand dan­ger de la DF de se com­plaire et com­men­ter la danse. C’est pour ça qu’aujourd’hui je suis tou­jours très atten­tive à ce que le centre de la DF soit le forum, un vrai forum, c’est-à-dire où on réflé­chisse ensemble, on ne fait pas que com­men­ter…

H : tu me dis que tu as pro­po­sé un thème réflexif, est-ce que c’était la pre­mière fois que tu pro­po­sais un thème réflexif ou est ce que avant cette par­ti­ci­pa­tion de DF au « PBTM » vous aviez déjà un peu tra­vaillé sur cette notion ?

A.B : non, on n’avait pas du tout tra­vaillé sur la notion de « thème réflexif », [seule­ment sur la notion de thème].

H : donc ça t’es venu un peu spon­ta­né­ment de choi­sir un thème ?

A.B : parce que je n’avais vu qu’un TF avant, mais vrai­ment de long en large, donc je savais com­ment ça se pas­sait et je voyais bien que le forum s’articulait autour du thème de la pièce. C’était évident qu’il fal­lait trou­ver ensemble un thème de départ.

H : donc c’est après cette expé­rience là que tu en as par­lé au groupe de Lam­besc ?

A.B : oui bien sûr.

H : parce que les gens du groupe avec lequel tu tra­vaillais étaient pré­sents ce jour-là, ou ils n’étaient pas venus, ou tu étais toute seule ?

A.B : [J’en avais par­lé au groupe, mais j’étais la seule avec Ber­nard à pou­voir faire le stage, et donc] nous étions les seuls du groupe à la soi­rée. Tou­jours est-il que quand on en a par­lé après ; on s’est dit : ben voi­là c’est lan­cé, en fait !

H : et com­ment jus­te­ment après cette expé­rience là, com­ment vos séances de tra­vail et de recherche se dérou­laient ? Parce que moi y a une ques­tion que je me suis sou­vent posé en reli­sant des articles sur le site. Quand tu pré­sentes dans la charte le groupe avec lequel tu tra­vaillais, tu le pré­sentes comme un groupe d’auto-apprentissage coopé­ra­tif de recherche et d’expérimentation en danse. Donc c’est pas rien cette notion d’auto-apprentissage coopé­ra­tif de recherche et d’expérimentation, donc j’imagine que, soit c’est toi qui impul­sais des choses, soit c’est l’ensemble des membres du groupe qui impul­sait ces notions. Elles ne sont quand même pas très cou­rantes, un peu plus aujourd’hui peut-être, et encore dans les com­pa­gnies de danse, je sais pas trop si c’est vrai­ment quelque chose dont on parle beau­coup quoi.

A.B : non non, ça n’existe pas.

H : ma ques­tion en fait c’est com­ment est-ce que tu en es arri­vée là ?

A.B : en fait, c’est moi qui ai ame­né cette notion, mais elle ne vient pas de moi. Elle vient de Guy et Emma Poi­te­vin en Inde.
C’est en Inde que j’ai décou­vert les ate­liers d’auto-apprentissage coopé­ra­tifs, sim­ple­ment moi j’ai rajou­té la recherche. C’est Guy Poi­te­vin qui a ame­né ça parce qu’il vivait à Puna et il voyait les popu­la­tions autour de Puna extrê­me­ment pauvres, avec des hors castes, des vil­lages entiers fai­sant face à des pro­blèmes de vie phé­no­mé­naux, des pro­blèmes sociaux cultu­rels, toutes sortes de choses, avec des hors castes de hors castes de hors castes…

Donc lui a cher­ché pen­dant 20 ans com­ment aider ces popu­la­tions sans leur dire ce qu’il fal­lait faire, parce que de toutes façons il aurait été sûr de se trom­per. Et c’est lui qui petit à petit en est venu à cette forme d’auto-apprentissage coopé­ra­tif, mais il s’est ins­pi­ré de tra­vaux, tu vois il y a une chaîne, une conti­nui­té. Ça vient des tra­vaux de Pao­lo Freire et de com­ment redon­ner du pou­voir aux pauvres par la conscien­ti­sa­tion. Il fai­sait en sorte que les gens réflé­chissent par eux-mêmes, déjà ana­lysent leur propres situa­tions, apprennent de leurs situa­tions avant même d’essayer de la résoudre. Au lieu de se foca­li­ser sur la réso­lu­tion, il faut se foca­li­ser sur ce qui se passe réel­le­ment, et non ce qu’on vou­drait qu’il se passe. Augus­to Boal s’était ins­pi­ré éga­le­ment de Pau­lo Freire, il y a une ren­contre quelque part donc ça fait une sorte de lien de conti­nui­té sous jacent, tu sais ce sont des cir­cuits d’eau sous terre. Sur le moment tu n’en as pas vrai­ment conscience, mais en fait après ça se croise et tu te rends compte de ce qui t’a per­mis de construire ceci et cela.

H : oui je vois. Ca me fait pen­ser beau­coup à tout ce qu’ont déve­lop­pé Deleuze et Guat­ta­ri, cette notion de rhi­zome.

A.B : voi­là c’est ça ! Tout à fait.

H : tu as par­lé de Guillaume Tixier tout à l’heure qui lui est un spé­cia­liste du TF, il a écrit des bou­quins là-des­sus, j’en ai même un de lui. J’ai cru com­prendre qu’il avait fait par­tie de votre groupe, qu’il avait tra­vaillé avec vous, c’est ça ? Est-ce que vous vous êtes ren­con­trés ce jour-là, le jour où tu as fait ta DF au « PBTDM », et qu’est ce qui lui a don­né envie de par­ti­ci­per à votre groupe de recherche ?

A.B : eh bien alors, juste après s’être ren­con­trés au « PBTDM », je suis allée dans son groupe de TF pen­dant quelques mois, mais j’ai pas don­né suite parce que ce n’était pas assez intense pour moi, il le sait hein, je le lui ai dit. Mais par contre je lui par­lais de ce qu’on fai­sait de notre côté et que le TF nous ins­pi­rait énor­mé­ment, sans qu’on veuille l’imiter. Et je dois dire que ça a été avec Elsa Bonal les deux seules per­sonnes du TF qui ont vrai­ment com­pris dès le début qu’on était sin­cère, qu’on cher­chait réel­le­ment à faire quelque chose – certes qui vient de l’idée du TF – mais qu’on n’allait pas faire un copié/collé, et que ça pou­vait éven­tuel­le­ment un jour appor­ter au TF. Bien sûr, tout ce qui se crée un jour ou l’autre s’influence mutuel­le­ment.

Donc Guillaume est venu et ça lui a plu parce que il a beau­coup d’intensité en lui, quand il danse c’est vrai­ment très intense, phy­sique, cor­po­rel, son men­tal est très vif. Il a beau­coup appor­té à la DF, ça a été pré­cieux pour nous parce qu’il nous don­nait des retours, on fai­sait des paral­lèles, on voyait les dif­fé­rences avec le TF. On a essayé d’adopter cer­taines choses du TF comme de faire une petite cho­ré­gra­phie au départ, ou alors au moins une mise en scène cho­ré­gra­phique, c’est ça qu’on a essayé. Bon ça n’a pas vrai­ment mar­ché mais je ne déses­père pas qu’un jour on y arrive. Voi­là, il a été pré­sent pen­dant des années et des années, jusqu’à ce qu’on démé­nage l’atelier sur Aix. Il est venu au début, puis après il a été trop pris par son groupe Ifman, qu’il a mis en place, ses écrits etc. Mais on est res­tés tou­jours en lien.

H : et quelle était votre fré­quence de tra­vail avec ce groupe, est-ce que …

A.B : une fois par semaine.

H : une fois par semaine pen­dant les 7 années !?

A.B : oui !

H : dis-donc c’est incroyable ça ! Et il y avait tou­jours du monde ? Est-ce que c’était un groupe où les gens variaient, ou est-ce que c’était un noyau dur qui était tou­jours là et d’autres qui allaient et venaient ?

A.B : oui comme tous les groupes qui conti­nuent il y a tou­jours un petit noyau cen­tral, et puis les satel­lites autour qui viennent quand ils peuvent. Mais non non, il y avait tou­jours… euh, bon, il y a eu des fois où je me suis retrou­vée seule mais c’était pas très grave (rires). Comme tu le sais bien, on peut faire une DF à par­tir de 3, donc ça allait par­fai­te­ment. Mais en géné­ral on était 5 ou 6 en moyenne. Et puis on fai­sait des DF spé­ciales, où on appe­lait des gens du TF, ils sont venus quand même, pas seule­ment Guillaume et Elsa. Beau­coup sont venus et du coup on était par­fois vrai­ment nom­breux (15 à 20 par­ti­ci­pants). Les Pro­to­coles méta (avec Jean-Paul Thi­beau) sont aus­si venus faire deux DF. On fai­sait des échanges aus­si avec des artistes peintres, des théâ­treux, des musi­ciens… C’était autant d’occasions de se retrou­ver tous.

Notre groupe fai­sait aus­si des brains­tor­ming régu­liers où on se réunis­sait à Venelles, chez moi à l’époque (près de Lam­besc). On met­tait un petit peu en forme com­ment arti­cu­ler ver­ba­le­ment ce qu’on était en train de décou­vrir, com­ment le situer, quels mots employer etc. [Nous avons retrans­crit l’essentiel sur notre site : http://​wiki​.leti​.lt/​p​m​w​i​k​i​.​p​h​p​?​n​=​M​a​i​n​.​H​o​m​e​P​age]

H : donc il y avait vrai­ment des gens qui étaient suf­fi­sam­ment pas­sion­nés et enga­gés jusqu’à venir en fait se réunir chez toi pour en par­ler ?

A.B : bien sûr, le groupe en entier, les trois par­ti­ci­pants les plus constants étant Nadine Gar­dères, Johan­na Bou­char­deau et Leo­nar­di Cen­ti, qui venaient de Mar­seille, For­cal­quier et Aix.

H : la DF est basée sur l’improvisation, est-ce que cette recherche-là sur l’impro, c’est une recherche qui s’est faite d’elle-même, ou est-ce qu’il y a eu au départ d’autres exer­cices, ou est-ce que c’est toi qui a ame­né ça, ou est-ce que encore une fois c’est par concer­ta­tion du groupe que vous avez déci­dé de tra­vailler uni­que­ment sur l’improvisation ? Parce que moi, telle que je la connais en tous cas, ça n’est que de l’improvisation, qu’on soit dan­seur ou pas dan­seur, artiste, peintre, musi­cien ou quoi que ce soit, ça n’est que basé sur l’improvisation. Est-ce que c’est venu tout de suite, c’est venu après ?

A.B : c’est venu tout de suite. C’est dif­fi­cile de faire une recherche autour de la sen­sa­tion qui ne soit pas dans l’improvisation. Je pense que ça peut se faire avec de la cho­ré­gra­phie, mais la ren­contre avec la sen­sa­tion est ce que j’appelle moi « cho­ré­gra­phie de l’immanence ».

Si tu veux, d’habitude en danse, quand tu impro­vises, tu mets dans un ordre dif­fé­rent soit un voca­bu­laire, des mots ges­tuels, soit des phrases ges­tuelles, donc tu impro­vises en allant de connu en connu, avec ou sans contraintes etc.

Là, avec l’introduction de la sen­sa­tion dans la danse, quelque chose d’autre se passe, parce que c’est incon­nu au réper­toire, à notre réper­toire, non pas que ça n’ait jamais été fait… depuis que le monde est monde…, mais c’était incon­nu à notre réper­toire. Et ça nous sur­pre­nait en fait : c’est à chaque ins­tant dif­fé­rent et à chaque ins­tant tu ne sais pas où le geste va aller puisqu’il suit la sen­sa­tion. La danse devient extrê­me­ment intense. À cer­tains moments, bien sûr qu’on n’est pas dans la sen­sa­tion, on est dans la men­ta­li­sa­tion du geste et on envoie le geste men­ta­le­ment avant de le faire, on pré­cède men­ta­le­ment. Là l’exercice est de ne pas pré­cé­der men­ta­le­ment et d’être vrai­ment dans le geste au fur et à mesure qu’il se déploie. Pour l’instant, on en est là si tu veux.

Bien sûr que notre désir de cho­ré­gra­phier, en tous cas le mien, était tou­jours là, mais pour y aller il faut beau­coup de temps, beau­coup d’essais plus ou moins fruc­tueux, et ce vers quoi on s’est diri­gé jusqu’à pré­sent c’est la danse de l’immanence, c’est-à-dire que le geste naît à chaque ins­tant ; ce n’est pas une danse trans­cen­dante où tu pro­jettes un idéal, ça naît de l’instant vécu tel que tu es, avec ton his­toire pas­sée, pré­sente et à venir telle que tu l’imagines. Cet ensemble fait que tu plonges dans l’instant et cet ins­tant dure, tu plonges dans la durée Berg­son­nienne. Tout bouge à tout moment et tu crées en fait une sorte de cho­ré­gra­phie, parce que quand tu regardes de l’extérieur tu as l’impression que c’est cho­ré­gra­phié mais ça ne l’est pas .

H : et jus­te­ment puisqu’on parle des sen­sa­tions, les échauf­fe­ments, l’éveil des sen­sa­tions et muscles, ils ont été mis au point pour la DF, ou, d’après ce que je com­prends ça avait déjà com­men­cé avant la recherche de la DF ?

A.B : oui, ça avait déjà com­men­cé parce que cette danse selon les sen­sa­tions, il a bien fal­lu à un moment don­né y venir. Si tu veux, ce qui était mer­veilleux, c’est que dans le groupe il y avait ce petit centre de quelques per­sonnes, et puis il y avait des nou­veaux. Or les nou­veaux, ils étaient pom­més, tu ne peux pas les mettre d’emblée comme ça dans la danse selon les sen­sa­tions… Donc il nous a fal­lu trou­ver un échauf­fe­ment, ça c’est quelque chose que j’espérais depuis je pense que je fais de la danse « autre­ment ». Parce que tous les échauf­fe­ments que j’avais uti­li­sés, bien sûr pré­pa­raient à la tech­nique de danse que j’allais appli­quer, mais là il n’y avait pas de tech­nique, no tech­nique, enfin c’est l’infra-technique.

H : oui il fau­dra que tu m’expliques ça un peu plus, l’infra-technique.

A.B : c’est-à-dire ce n’est pas du n’importe quoi, c’est au contraire extrê­me­ment pré­cis, un échauf­fe­ment qui soit déjà dans les sen­sa­tions. Donc natu­rel­le­ment on est allé vers l’éveil des sen­sa­tions, même si on a trou­vé le nom après l’éveil des muscles.

H : d’accord et ça s’est fait aus­si par un auto appren­tis­sage coopé­ra­tif ?

A.B : oui

H : ok, aus­si, c’est pas toi qui a for­ce­ment impul­sé la chose

A.B : … De même, des ques­tions telles que : est ce que le regard modi­fie le geste ? Quel regard on porte ? Etc. Tout ça s’est fait de façon coopé­ra­tive et en auto-appren­tis­sage.

H : et l’éveil des muscles, est-ce que ça a sui­vi l’éveil des sen­sa­tions, com­ment vous en êtes arri­vés là, pour­quoi y a eu ce besoin aus­si de tra­vailler sur les muscles après avoir tra­vaillé sur les sen­sa­tions, même si c’est tel­le­ment lié les deux que j’imagine que ça s’est un peu fait, j’allais dire de manière intui­tive, mais euh, je sais pas.

A.B : c’est venu comme un besoin je pense et main­te­nant je com­prends le besoin parce qu’en fait les deux dyna­miques sont com­plé­men­taires, l’éveil des muscles et l’éveil des sen­sa­tions. Mais à l’époque, il y a eu le dan­seur pro­fes­sion­nel Léo­nar­do Cen­ti qui fai­sait par­tie vrai­ment de la troupe de base, Ber­nard Patef­foz, prof de gym à la retraite, qui lui fai­sait du sei­taï avec moi (il habi­tait très loin, il ne venait pas). Et puis moi. Donc on a été trois à avoir décou­vert l’éveil des muscles ensemble presque, sans se concer­ter. Il y avait aus­si une autre dan­seuse pro­fes­sion­nelle, Toshi­ko Oiwa, qui est venue quelques fois à nos ate­liers. On a tous quatre décou­vert cette chose que quand on bouge selon le besoin des muscles, ça donne quelque chose de dif­fé­rent que quand on bouge selon le besoin des sen­sa­tions, et c’est mer­veilleux éga­le­ment. C’est comme si le monde se réveillait tu vois, comme si les muscles, toute ton ossa­ture, tes organes se réveillaient. On s’en est par­lé les uns les autres en se disant : c’est curieux j’ai vécu ça, ça s’est pro­duit. Et puis on se dit on est en train de décou­vrir un truc parce qu’on est quatre à avoir mis le doigt sur quelque chose de spé­ci­fique.

Je pense aujourd’hui que ça vient du fait du besoin de dyna­misme. L’éveil des sen­sa­tions si tu veux, ça concerne sur­tout les posi­tions ; l’éveil des muscles, c’est l’effort mus­cu­laire qui peut se mettre en place vrai­ment. Besoin de dyna­misme et là ça a été mer­veilleux parce que du coup ça pré­pare vrai­ment à la danse, ça pré­pare le corps à la danse. Ce que l’éveil des sen­sa­tions ne fait pas com­plè­te­ment, parce que tu n’es pas échauf­fé comme après l’éveil des muscles. Tu es aus­si dans l’échauffement mais pas aus­si dyna­mique en fait.

H : com­ment est venuu ensuite l’idée ou le besoin de tra­vailler à par­tir d’un thème réflexif ? Et même le thème sen­si­tif, parce que j’imagine que cette idée du thème sen­si­tif n’était pas là for­ce­ment au départ quand vous tra­vailliez sur l’éveil des sen­sa­tions et des muscles ? Com­ment est né ce besoin-là ?

A.B : alors le thème est né avec le TF et on lui a don­né l’adjectif de réflexif quand on a éprou­vé le besoin de faire en plus un thème sen­si­tif [pour les situer l’un par rap­port à l’autre]. Le thème sen­si­tif est venu par besoin aus­si, besoin relié à l’instant ; le thème réflexif pou­vant être déci­dé à l’avance. Il y a eu un moment où ça s’est mis en place.

D’une part avec un seul thème, le thème réflexif, on se heur­tait à la dif­fi­cul­té qua­si iné­luc­table d’illustrer le thème, c’était vrai­ment dif­fi­cile de ne pas l’illustrer même si on en a pris conscience très vite : on met­tait le thème en arrière, dans l’inconscient sans y pen­ser, mais dès qu’on y pen­sait, hop, il se met­tait devant nous.

Et c’est venu aus­si je pense du fait de nom­mer les sen­sa­tions. Tu vois, on s’est exer­cé à nom­mer les sen­sa­tions, tout ça pour les débu­tants, ceux qui venaient nous rejoindre. On s’est ren­du compte qu’on était les mêmes à avoir les mêmes sen­sa­tions et puis à un moment don­né, en par­lant ensemble, nous avons nom­mé l’éveil des sen­sa­tions. Ca a été long en fait le pro­ces­sus, pour arti­cu­ler ce besoin, et là ça a été mais alors for­mi­dable, si tu veux au moment où ça s’est créé, j’ai sen­ti mais une force for­mi­dable de miroir qui n’en est pas, de nou­veau, la vie qui se réins­talle dans un pro­ces­sus de danse et de réflexion.

H : d’accord. Et je passe à l’idée des trois espaces : l’espace scé­nique, les bor­dures scé­niques, l’extra-scène ou l’espace du regard, peu importe. Cette idée-là, j’imagine qu’elle a muri aus­si très len­te­ment mais j’imagine qu’il y a eu des… euh, pas des besoins mais des euh…, je trouve pas le mot juste. Pour­quoi avoir décou­pé de cette façon-là, avoir mis des cadres comme ça, parce que ça aurait très bien pu être un espace scé­nique où tous les artistes évo­luent en même temps, qu’ils soient dan­seurs, peintres, musi­ciens..

A.B : ah ben oui mais ça ne marche pas !

H : donc j’imagine qu’il y a eu dif­fé­rentes étapes, que vous avez essayé dif­fé­rentes façons ?

A.B : ce sont les frus­tra­tions qui te poussent aux fesses pour trou­ver des solu­tions ! On res­sen­tait bien le besoin d’introduire d’autres arts en regard avec la danse. C’est venu assez vite parce que déjà par­mi nous il y avait, selon les années, des peintres, musi­ciens, théâ­treux etc. Donc mettre tout ce monde ensemble [sur un même espace], non, ça ne marche pas. On a dû l’essayer, mais bon, c’est ce que les dan­seurs font d’habitude, ou les musi­ciens lors des bœufs par exemple, ou des jam ses­sions. Enfin voi­là, on se retrou­vait comme dans un club de danse, ça ne mar­chait pas.

Et puis alors – le hasard fait bien les choses – on était dans notre salle de Lam­besc il y avait des tata­mis de cou­leurs dif­fé­rentes. Il y avait des verts et il y avait des rouges. Les rouge étaient autour des verts et des­si­naient car­ré­ment une scène. C’est venu comme ça. Petit à petit on s’est dit, bon les autres arts, il leur faut un espace. J’ai le sou­ve­nir très très exact de la DF où on a mis en place cet espace scé­nique vert, avec la bor­dure scé­nique rouge. On l’a appe­lée d’abord la mem­brane scé­nique, comme une mem­brane cel­lu­laire, une anti­chambre.

C’est quand on a réa­li­sé que les autres arts en fait nour­ris­saient le forum, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas seule­ment en réso­nance ou en dia­logue avec la danse mais qu’ils nour­ris­saient le forum, qu’il leur fal­lait un espace for­cé­ment. Mais un espace tout autour de la danse, ça cou­lait de source en fait, mais alors ça aus­si, j’en ai encore des fris­sons le jour où ça s’est mis en place cette chose, tu sais, c’est comme une porte qui s’ouvre sur un pos­sible, ça rend pos­sible.

H : ça nour­ris­sait le forum, tu veux dire les retours ver­baux, parce que ça nour­rit pas uni­que­ment le forum, ça nour­rit la danse et même la danse nour­rit les artistes, enfin y‘a un aller retour per­ma­nent entre la danse et les arts.

A.B : tout à fait. Mais moi, ce qui a fait tilt dans ma tête, c’est qu’on pou­vait faire un forum pas seule­ment à par­tir de la danse, mais à par­tir de n’importe quel art, ça on l’avait com­pris quelque part. Et en met­tant en regard les autres arts, ça par­ti­ci­pait au forum, c’est-à-dire que les gens qui ne sont pas à l’aise avec la danse, dans leur corps, aient aus­si un espace et que cet espace est pri­vi­lé­gié. Il est comme une fenêtre sur l’univers de la danse à tra­vers d’autres arts et donc ils par­ti­cipent au forum. Cet espace par­ti­cipe au forum, les arts par­ti­cipent au forum dans ce qu’il a de plus char­nu, de matière, tu vois la matière danse tout d’un coup s’épaissit avec le verbe, le des­sin.

Avec aus­si ce qui est enchan­teur pour moi c’est de pou­voir inter­rompre la danse à n’importe quel moment, qu’elle ne règne pas en grand maître, qu’elle se sus­pende pour lais­ser une fenêtre, une pos­si­bi­li­té autre. Donc tout ça par­ti­cipe au forum vrai­ment dans son sens large.

H : et jus­te­ment puisqu’on parle de forum, l’idée du forum elle est venue com­ment, du TF j’imagine, là com­plè­te­ment.

A.B : ah oui là com­plè­te­ment !

H : parce que l’idée du forum en DF n’est pas du tout agen­cé ou struc­tu­ré comme il peut l’être en TF. Donc j’imagine que là aus­si vous avez essayé des choses dif­fé­rentes avant de vous dire ben à tel moment quand le til­teur décide d’arrêter là on fait un forum, alors que ça aurait pu être à d’autres moments. Com­ment est-ce c’est venu cette idée-là ? Alors je sais que c’est venu petit à petit, mais est-ce tu peux essayer de m’en dire un peu plus là-des­sus ?

A.B : non tu as rai­son, c’est venu petit à petit, mais y a un moment où ça fait tilt, ça clique, ça prend sa place. Essaye de refor­mu­ler ta ques­tion de nou­veau, excuses-moi.

H : eh bien com­ment vous est venu au groupe cette idée de faire un forum, enfin que ce forum soit un besoin, un besoin impé­rieux, puisqu’on a du mal à s’en pas­ser du forum.

A.B : oui mais ça a été long. Je ne me sou­viens com­bien de fois Nadine nous a dit : « Mais fina­le­ment on en revient à créer des pro­blèmes là où y en a pas [rires] ».

H : c’est pas faux, c’est pas faux !

A.B : donc, c’est là la dif­fi­cul­té, c’est-à-dire faire un forum, c’est-à-dire pro­blé­ma­ti­ser mais pro­blé­ma­ti­ser c’est dif­fi­cile et on tâtonne même aujourd’hui encore, c’est jamais gagné cette his­toire. Ce qui me ras­sure c’est qu’en TF, là je peux te dire qu’ils nagent dans la chou­croute pareil. Parce que ça ron­ronne assez vite en TF aujourd’hui à mon sens, il faut que le joker soit vrai­ment bon, remue les choses parce que sinon on sait d’avance ce qui va être pro­po­sé par les spect-acteurs.

Donc on est par­ti du TF, avec ce per­son­nage, le joker, que nous on appelle le til­teur mais qui a un rôle assez simi­laire. Il n’est dans aucun des trois espaces, qui doit se faire trans­pa­rent et pour­tant c’est lui le met­teur en scène de l’ensemble, on pour­rait dire, le chef d’orchestre. Il faut qu’il soit par­tout sans être nulle part, sans être encom­brant nulle part.

Le til­teur, lui, son rôle est de refor­mu­ler une ques­tion, ou d’aider à pro­blé­ma­ti­ser, ça on l’a tra­vaillé à par­tir du TF, vrai­ment on leur doit ça et c’est pas encore gagné, parce que même si bien sûr on s’est ins­pi­ré d’eux, le médium de la danse est dif­fé­rent du théâtre. On ne peut pas pro­blé­ma­ti­ser de la même façon, on pro­blé­ma­tise à par­tir des sen­sa­tions, pas d’une his­toire linéaire, on pro­blé­ma­tise à par­tir de deux thèmes au lieu d’un thème. Donc c’est une autre forme de forum, un peu plus écla­tée on pour­rait dire, plus riche d’une cer­taine façon. Plus écla­tée, c’est le dan­ger, parce que ça peut par­tir dans tous les sens. Mais bon, clai­re­ment, la pra­tique de faire forum vient du TF.

H : et jus­te­ment cette his­toire comme tu le sou­lignes, cette his­toire de pro­blé­ma­ti­sa­tion est pro­blé­ma­tique, c’est le moins qu’on puisse dire, ça aus­si j’imagine que c’est venu du TF de vou­loir pro­blé­ma­ti­ser ou pas ? Parce que c’est quand même nous, je sais que dans notre groupe c’est vrai­ment le pro­blème la pro­blé­ma­ti­sa­tion, c’est vrai­ment pas évident, parce que comme tu le dis il y a tel­le­ment de choses en DF que ça peut être très écla­té et on peut par­tir dans des tas de direc­tions dif­fé­rentes et se perdre com­plè­te­ment. Donc de res­ser­rer, de remettre un peu en enton­noir les idées, tout ce qui fuse, tout ce qui s’est fait au niveau des sen­sa­tions, du mou­ve­ment, de l’ouïe enfin des cinq sens, c’est pas évident. Et en plus cette notion de pro­blé­ma­ti­sa­tion, elle est com­plexe, uti­li­sée de dif­fé­rentes façons sui­vant le contexte. Si tu fais un mémoire d’université tu dois pro­blé­ma­ti­ser, mais ça n’a rien à voir avec la pro­blé­ma­ti­sa­tion comme on peut l’avoir en DF. Donc nous c’est une ques­tion qu’on se pose beau­coup et sur laquelle on achoppe tout le temps, alors je sais que pour avoir fait des skypes avec Nadine et Micka c’est pareil, je sais pas, alors j’aimerais que tu essayes de m’en dire plus. Alors moi j’ai lu ce que vous aviez écrit , ces trois articles, ces trois formes de pro­blé­ma­ti­sa­tion par les­quelles vous êtes pas­sés, sur votre site y’a un article là-des­sus qui est de toi et de Nadine, qui est vache­ment inté­res­sant, mais qui quand même me laisse sur ma faim. Mais à force d’y réflé­chir, j’ai l’impression que la pro­blé­ma­ti­sa­tion en elle-même pose tel­le­ment de ques­tions qu’il est d’une cer­taine façon impos­sible d’arriver à com­prendre ce que ça veut vrai­ment dire. Parce que c’est quelque chose qui est sans arrêt en mou­ve­ment, qui est tel­le­ment vivant en fait , que c’est pas pos­sible de la mettre sur un papier et de dire voi­là en DF c’est ça : 1er 2e, 3e 4e 5e c’est comme ça que ça se passe. Est-ce que toi t’as ce sen­ti­ment-là ou est-ce que pas du tout ou est ce que t’as d’autres choses à expli­ci­ter là-des­sus parce que ça reste une vraie ques­tion, pour nous en tous cas.

A.B : pour moi la pro­blé­ma­ti­sa­tion vient de la prise de conscience que face à un pro­blème, et ça c’est A.Boal qui l’a arti­cu­lé, face à un pro­blème, l’important n’est pas de trou­ver la solu­tion. Pour­quoi ? Parce que si tu cherches la solu­tion à un pro­blème tel que tu l’énonces, tu prives en fait ton obser­va­tion ou la situa­tion, tu prives la situa­tion de sa com­plexi­té, tu rabotes ici, là, en haut, en bas. Et toutes choses que tu rabotes vont se repré­sen­ter au pro­chain tour­nant.

C’est-à-dire que tu vas de mau­vaises solu­tions en mau­vaises solu­tions en te disant ben, quand même, on avance, mais voi­là… Enfin c’est le che­min habi­tuel si tu veux, donc il ne marche pas ce che­min, ça abou­tit à des inep­ties ter­ri­fiantes. Je pense que la colo­ni­sa­tion en est l’exemple même. Donc quand tu es face à un pro­blème tu observes le pro­blème, tu mets en ques­tion le pro­blème lui-même, et là tout d’un coup y’a de la vie qui se réins­talle. C’est-à-dire qu’au lieu d’aller de solu­tion toute faite en solu­tion toute faite, tu réin­ventes, tu donnes une pos­si­bi­li­té à l’invention de venir, tu as un regard neuf sur ce qui se passe. Un regard qui n’enferme pas mais qui ouvre la pro­blé­ma­tique. Et rien que pour ça c’est mer­veilleux pour moi, parce que c’est comme si tu redis­tri­buais toutes les cartes, au lieu de tou­jours avoir le même jeu, avec des frus­trés en fin de compte, ou untel et untel dési­gnés comme le méchant, ou untel et untel dési­gné comme la vic­time. Alors Augus­to il a fait cette chose, il par­lait d’opprimés et d’oppresseurs [au lieu de vic­times et bour­reaux], déjà c’est un for­mi­dable mou­ve­ment ça, mais on peut aller plus loin. C’est-à-dire que de mettre les gens dans des cages, ça c’est pas pos­sible. Quand tu pro­blé­ma­tises tu ouvres les cages ; l’autre devient vivant. Celui qui te pose pro­blème ou la situa­tion qui te pose pro­blème deviennent quelque chose que tu peux abor­der de façon neuve, de façon créa­tive et tu vas pui­ser dans tes res­sources, dans tes connais­sances. Et puis quand tes connais­sances ne suf­fisent pas, eh bien tu fais appel à celles des autres, mais tu sais exac­te­ment ce que tu demandes comme connais­sances et pas des solu­tions, tu demandes pas des solu­tions tu demandes des connais­sances. C’est un pro­ces­sus, quand tu y as tou­ché, enfin quand on y touche, les rares fois où on y arrive à cette pro­blé­ma­ti­sa­tion, c’est quelque chose qui est recon­nais­sable. L’intérêt sou­dain arrive, tu vois ton être inté­rieur, tes tripes elles se mettent à être éveillées, tu te dis là je touche quelque chose à laquelle je ne pen­sais pas, parce que d’habitude il faut sim­pli­fier, il faut sim­pli­fier, il faut sim­pli­fier pour pou­voir résoudre tel pro­blème. Tu sim­pli­fies le pro­blème, ben non ça ne marche pas comme ça, tu ne résous rien vrai­ment.

H : donc la pro­blé­ma­ti­sa­tion n’a pas uni­que­ment lieu pen­dant le forum, c’est quelque chose qui a lieu tout au long de la DF. D’après ce que je com­prends elle a aus­si lieu pen­dant les temps de danse ou sur la bor­dure scé­nique, hein, c’est bien ça ?

A.B : eh oui c’est ça ! Parce que la danse elle-même est une pro­blé­ma­ti­sa­tion, est un forum, les arts autour de la danse font forum, la danse et les arts font forum. Le retour ver­bal n’est qu’une arti­cu­la­tion ver­bale, par les mots, de ce qu’on a per­çu, entre-aper­çu, attra­pé dans nos filets pen­dant le forum.

H : oui en fait c’est com­plè­te­ment nou­veau comme façon de pro­blé­ma­ti­ser, enfin pour moi et tout ce que j’ai pu lire jusqu’à aujourd’hui sur ce que peut être la pro­blé­ma­ti­sa­tion sui­vant cer­tains contextes, j’ai jamais encore enten­du ce genre de façon de faire. Elle est vache­ment riche et beau­coup plus inté­res­sante parce qu’elle inclut, parce que la plu­part du temps c’est quelque chose qui n’est que intel­lec­tuel.

A.B : voi­là et là elle inclut le corps.

H : j’irais même plus loin elle inclut le vivant dans sa tota­li­té, et donc c’est beau­coup plus riche et beau­coup plus inté­res­sant qu’un tra­vail juste intel­lec­tuel. Ça m’éclaire beau­coup plus.

A.B : c’est pour ça que la bor­dure scé­nique a toute sa rai­son d’être avec les autres arts qui eux aus­si pro­blé­ma­tisent en « fai­sant », pas seule­ment pen­dant les retours ver­baux.

H : et d’une cer­taine façon, c’est ce qui me vient là tout de suite, ça se fait même mal­gré soi, mal­gré nous, hein, c’est ça ?

A.B : oui ! C’est ça ! C’est grâce au thème qu’on laisse dans l’inconscient, dans l’involontaire, que ça se fait. C’est par la vie. Ca se fait par la vie, ben parce qu’i y a un autre dan­seur qui est ren­tré, l’espace il est de telle dimen­sion, il fait chaud ce jour là…

H : … toutes les inter­ac­tions qu’il y a tout au long dans la vie, dans le quo­ti­dien, qui font par­tie de cette pro­blé­ma­ti­sa­tion en DF, qui est bien spé­ci­fique de la DF. D’accord ok, bon ben c’est beau­coup plus clair. Mer­ci mer­ci.

L’autre ques­tion, c‘est sur ce que j’ai pu lire sur la charte [de la DF] ou sur le site, dans les CR du site, qui concerne plus la danse elle-même où sou­vent tu parles, où vous vous êtes ques­tion­nés sur : qu’est ce que la danse ? Quand est ce qu’elle com­mence ? Quand elle finit ? Où est-ce qu’elle doit aller ? Etc. tout ce genre de ques­tions. Est-ce que pen­dant toutes ces années où vous avez tra­vaillé ensemble en labo­ra­toire, est-ce que ça a fait bou­gé des choses en vous, tous ces ques­tion­ne­ments que vous avez eus par rap­port à la danse, ou est-ce que ce sont des ques­tion­ne­ments qui ont inci­té les dan­seurs à se remettre en ques­tion pour trou­ver par eux-mêmes des ques­tions ? Est-ce que tu com­prends ce que je veux dire ?

A.B : oui. Il y a les deux. Il y avait par­mi nous Léo­nar­do Cen­ti et d’autres dan­seurs pro­fes­sion­nels de haut niveau qui se sont récon­ci­liés, on pour­rait dire, avec la danse dans sa pro­fon­deur, par cette approche nou­velle en fait, par les sen­sa­tions. On a eu des clefs dont cer­taines viennent de la recherche sur l’accompagnement des sen­sa­tions par les mains. Parce qu’on observe les sen­sa­tions en yuki­do, en sei­taï, etc. et la clef si tu veux s’est arti­cu­lée autour de l’involontaire. C’est-à-dire que la danse, la gym­nas­tique, les arts en géné­ral et même la méde­cine ne tiennent aucun compte de l’involontaire pour faire vite. Et quand ils en tiennent compte, c’est pour le déni­grer. Tout ce qui fait les qua­li­tés de l’involontaire, ils le placent dans l’automatisme : ça s’est fait en dépit de moi , j’ai pas vou­lu le faire, donc ça n’a aucun inté­rêt.

C’est une erreur folle de pen­ser ain­si, parce que bien sûr que 99 %25 de notre acti­vi­té est en fait invo­lon­taire. Et même quand on est obli­gé de faire agir la volon­té, c’est grâce à l’involontaire que tel geste par exemple qui est très simple, je le fais volon­tai­re­ment. Mais si je n’avais pas l’involontaire, on sait ana­to­mi­que­ment, phy­sio­lo­gi­que­ment, que mon geste ferait ça (elle montre un geste désor­don­né) il serait abso­lu­ment désor­don­né, c’est-à-dire qu’il faut quelque chose qui contre-balance le volon­taire constam­ment. Donc il n’y a pas de volon­taire sans invo­lon­taire déjà et l’involontaire est struc­tu­rant. C’est quand il va mal que ça va mal.

Mais quand il va bien il est struc­tu­rant c’est lui qui per­met à la vie de per­sé­vé­rer et de se déve­lop­per aus­si bien qu’elle peut. Le fait que la danse se prive de l’involontaire est dra­ma­tique. Mais à mon avis, si la danse un jour prend conscience de ça, elle se réno­ve­ra. Aujourd’hui la danse est dans une impasse on pour­rait dire, parce qu’on a fait le tour de tout ce que la volon­té pou­vait explo­rer, et après tout on n’a que deux jambes, deux bras, un nez et une tête. Donc il y a un moment où il faut voir le pro­blème sous d’autres angles. Et pour­quoi l’involontaire est venu à nous en DF, c’est parce que les sen­sa­tions sont invo­lon­taires, quand on n’essaie pas de mani­pu­ler l’organisme, les sen­sa­tions expriment les besoins de l’involontaire, les besoins pro­fonds. Elles te per­mettent de faire des gestes en confor­mi­té avec ton corps tel qu’il est, tel qu’il désire être éga­le­ment. Si tu désires faire un effort mus­cu­laire, ben voi­là ton corps est dis­po­nible. Donc c’est pas que l’involontaire se coupe de l’involontaire, c’est qu’on lui redonne place n’est-ce pas dans le geste. Et pour­quoi je te par­lais de ça déjà ?

H : c’est tou­jours par rap­port à ces réponses que vous auriez pu avoir sur qu’est ce que la danse, quand est-ce qu’elle finit etc. ?

A.B : oui la danse, son évo­lu­tion pas­se­ra par l’involontaire… Mon pro­chain bou­quin c’est sur la danse d’ailleurs. Parce que tu vois c’est tout près, on voit bien que les dan­seurs s’intéressent aux sen­sa­tions de plus en plus, c’est mûr main­te­nant.

H : donc pro­chain bou­quin sur la danse. Après celui de la DF ou avant ?

A.B : oui après si pos­sible.

H : et jus­te­ment, la DF accorde quand même un espace assez consé­quent à la danse, ne serait-ce que par l’espace scé­nique où l’ on danse, et la bor­dure scé­nique où inter­viennent les autres arts. Donc ça a quand même été conçu pour la danse même si les autres arts sont inclus, la DF quoi. Et moi depuis deux ans qu’on tra­vaille et où d’autres artistes inter­viennent, je me dis que vous avez beau­coup remis la danse en ques­tion, mais j’ai le sen­ti­ment, enfin d’après ce que j’ai pu lire, peut-être que je me trompe, que les autres arts ou la façon de pra­ti­quer les autres arts n’ont pas été for­cé­ment remis en ques­tion comme a pu l’être la danse, en tous cas dans ce que j’ai pu lire. Parce qu’on pour­rait très bien se poser la ques­tion de la même façon : qu’est-ce que c’est qu’une pra­tique artis­tique aus­si aujourd’hui ? Qu’est-ce que c’est que peindre, jouer de la musique, qu’est-ce que c’est que dire un texte etc. ?

A.B : c’est sou­vent venu que tel peintre se dise, ben, on devrait faire de la pein­ture forum (rires).

H : oui oui jus­te­ment, c’est inté­res­sant qu’il y ait cet espace là de DF pour inclure jus­te­ment ces ques­tion­ne­ments-là il me semble.

A.B : bien sûr.

H : mais vous n’avez pas vrai­ment mis l’accent là-des­sus pour l’instant ?

A.B : non, on n’a pas mis l’accent là-des­sus, d’une part par impos­si­bi­li­té, d’autre part parce que les inter­ven­tions des autres arts sont spo­ra­diques et en regard avec la danse. Mais de fait quand même, je pense que des artistes qui s’y tien­draient à cette pra­tique de la DF, petit à petit ils seraient ame­nés à ques­tion­ner leur propre art. C’est un peu ce qui s’est fait quand je suis venue dans votre groupe trans­mettre la DF, avec la cal­li­gra­phie et la pein­ture qui se sont posé des ques­tions. Enfin voi­là, c’est un nou­veau regard, une nou­velle mise en scène, un nou­vel espace dédié à ces arts et for­cé­ment ils se remettent en ques­tion. On ne prend pas le temps d’articuler cela beau­coup, mais on pour­rait bien sûr. Mais il y a quand même un prin­cipe de réa­li­té de mise en scène en DF, il faut qu’il y ait un centre quelque part [la danse], sinon vrai­ment ça s’éclatera.

H : oui oui il faut se foca­li­ser sur quelque chose.

A.B : il faut se foca­li­ser sur la danse parce que c’est la DF, le jour où quelqu’un met en place la pein­ture forum je vien­drai avec ma danse sur la bor­dure scé­nique (rires).

H : et à par­tir de quand vous avez com­men­cé avec un groupe à pré­sen­ter la DF dans des évé­ne­ments cultu­rels ? Parce que, encore une fois, je lisais sur le site qu’il y a eu des ate­liers, des pro­ces­sus col­lec­tifs, des ren­contres, des groupes de recherche etc. À par­tir de quels moments et de quelles façons ça s’est fait ? Est-ce que c’est vous qui avez cher­ché à aller pré­sen­ter votre tra­vail, ou est-ce que c’est par réseaux, par connais­sances qu’on vous a deman­dé de venir inter­ve­nir à tel endroit, ou pré­sen­ter une DF pour la faire connaître, ou je ne sais trop quoi ?

A.B : Quand ça nous a été pro­po­sé, c’était par exemple par Elsa Bonal avec le PBTM, ou par Johan­na Bou­char­deau qui par­ti­ci­pait à l’élaboration de tout un fes­ti­val autour de la Nou­velle par exemple. Ça nous a été pro­po­sé parce qu’ils savaient que nous fai­sions de la DF et qu’on cher­chait à faire des repré­sen­ta­tions. Bien sûr que c’est la pierre de touche pour nous de pré­sen­ter puis faire une DF avec des gens qui n’en n’ont jamais fait, avec un vrai public.

Donc ça s’est fait presque dès le début, on n’était pas bien rodés les pre­mières fois. On a fait pas mal de DF devant des gens de TF en fait, avec eux, sans d’ailleurs arri­ver à les convaincre. Assez curieu­se­ment tu vois, quand ils font leur TF ils disent aux gens vous pou­vez venir sur scène, on est tous débu­tant etc. Mais pour venir dan­ser alors là tchip tchip tchip c’est une autre his­toire, ils disaient : mais on n’ose pas etc. Mais tout ça nous a aidé à rendre la DF acces­sible à tout un cha­cun. Je pense que la bor­dure scé­nique est un espace où les gens qui sont timides avec leur corps peuvent entrer par ce sas de sécu­ri­té. Donc on l’a pré­sen­tée sou­vent en public, enfin pas très sou­vent mais tou­jours quand même devant des publics un petit peu aver­tis. On l’a peu pré­sen­té devant des publics non aver­tis et je crois que c’est quelque chose qui est à déve­lop­per et qui modu­le­ra un petit peu la DF. Elle va s’adapter, elle va se modu­ler en fonc­tion des contextes. Et pour l’instant, tou­jours fina­le­ment on a réso­lu les pro­blèmes en incluant le public dans la DF, et d’une façon éhon­tée (rires), c’est-à-dire on les happe dedans, ils ne peuvent pas res­ter exté­rieurs n’est-ce pas, voi­là. Donc, il fau­dra peut-être un jour qu’on accepte qu’il y ait un public non aver­ti. Pour l’instant quand il y eu un public vrai­ment non aver­ti , ça n’a pas mar­ché du ton­nerre parce que… [un jour par exemple, j’avais une migraine ter­rible et j’aurais dû lais­ser le rôle de til­teur à quelqu’un de la troupe].

H : ben c’est dif­fi­cile de ren­trer dedans, c’est très abs­trait

A.B : oui, alors peut-être, en tous cas telle qu’on l’a déve­lop­pée pour l’instant, la DF n’a pas voca­tion à être devant un public non aver­ti, elle n’a pas cette voca­tion, peut-être, tout sim­ple­ment. Je pense que cette voca­tion vien­dra, ça vrai­ment j’espère que ça puisse se faire. Ça vien­dra avec des cho­ré­gra­phies : on démar­re­ra avec des cho­ré­gra­phies et des styles de danses autres que la « danse selon les sen­sa­tions », mais là, y’a un gros bou­lot à faire.

H : parce que pour l’instant ça n’est qu’une pra­tique de recherche et c’est déjà énorme

A.B : disons que c’est une pra­tique qui inclut tous ceux qui le sou­haitent dans le forum et donc qui se module en fonc­tion des gens qui sont là. La DF n’a pas la por­tée du TF pour l’instant, où tu es devant des cen­taines de per­sonnes et où tu fais quand même un TF très inté­res­sant. Il faut que ça se déve­loppe, mais on ne l’a pas encore fait.

H : oui, et puis le TF, c’est quand même quelque chose de très ciblé socia­le­ment et poli­ti­que­ment, ce qui n’est pas for­cé­ment le cas de la DF où n’importe quels sujets peuvent être trai­tés. Même si en TF c’est pos­sible, mais moi, tout ce que j’ai vu en TF, c’est quand très très ciblé sur le social et le poli­tique

A.B : oui et puis c’est nar­ra­tif, alors que nous on intro­duit l’abstraction, la non nar­ra­tion.

H : oui et ça change tout. Et jus­te­ment, par rap­port à cette pra­tique qui est une recherche, tu cites dans un article que c’est un peu comme de la « recherche action » la DF pour toi. Qu’est-ce que tu entends par là vrai­ment ? Parce que recherche action ça veut dire quoi. Moi qui suis en train de faire une recherche action dans ma for­ma­tion et énor­mé­ment de gens font ça dans des col­lec­tifs aujourd’hui. Mais sui­vant les col­lec­tifs, la défi­ni­tion de la recherche action n’est pas la même. Déjà c’est pas for­cé­ment les mêmes buts, les gens qui en font sont soit des artistes soit c’est des mili­tants poli­tiques, avec pas les mêmes abou­tis­se­ments. Tu l’entendais com­ment, toi, quand tu employais ce terme là ?

A.B : ça ne vient pas de moi en fait ce voca­bu­laire, je crois que ça vient beau­coup de Nadine et de Johan­na, d’Elsa Bonal aus­si. Je suis peu fami­lière en fait avec ce que ça implique. J’ai quelques notions, c’est tout. Pour moi, la DF est au cœur de la réflexion et comme c’est une réflexion par­ta­gée qui réflé­chit sur elle-même, elle fait bou­ger les choses en pro­fon­deur, mais je ne pour­rais pas vrai­ment te dire à quoi ça cor­res­pond en fait. Intui­ti­ve­ment je sens qu’elles ont rai­son de dire qu’il y a cet aspect de recherche action, mais moi c’est plus le côté artis­tique, le côté phi­lo­so­phique que j’ai déve­lop­pé.

H : et jus­te­ment qu’est-ce cette longue recherche, toutes ces sept années pas­sées en labo­ra­toire avec le groupe, qu’est-ce que ça a modi­fié chez toi, je veux dire dans ton rap­port à la, danse ou à l’art en géné­ral, ou dans ton rap­port à la vie, au quo­ti­dien ? Est-ce que tu te sens dif­fé­rente depuis ce pas­sage là, et est-ce que ça a trans­for­mé des choses, est-ce qu’il y a des choses qui ont muté ?

A.B : oui c’était comme un renou­veau, qui est venu après une inca­pa­ci­té, après cet arrêt de danse où je sen­tais bien quand même qu’il y avait beau­coup de choses à revoir là dedans. Et le fait que la DF s’élabore, alors là, ça a été un feu d’artifice pour moi. Parce que tu es aux pre­mières loges du vivant qui réflé­chit, qui réflé­chit avec son corps, avec ses sen­sa­tions et qui par­tage les réflexions ou les actions. Tu apprends et tu observes, et tu apprends de ce que tu observes, de ce ques­tion­ne­ment. Donc toute la vie quo­ti­dienne en est modi­fiée. Bien sûr les rap­ports avec les gens, même au sein d’une famille. Je ne suis pas la seule à le dire, les uns et les autres du groupe le disaient.

Telle et telle DF aus­si a modi­fié le rap­port au monde, les idées pré­con­çues et cette ten­dance tou­jours a sim­pli­fier. On voit bien que ça ne fonc­tionne pas de sim­pli­fier et qu’il y a mieux à faire vrai­ment. Après, ça ne donne pas des solu­tions pour vivre zen, ça c’est sûr ! (rires). Et ça éloigne beau­coup d’un monde un peu new-age, où tu essaies jus­te­ment d’être dans la zéni­tude… La DF m’a ren­due aller­gique à cer­taines choses.

H : et jus­te­ment Louis Hau­te­fort, je sais pas si tu te sou­viens de lui, qui avait co-écrit ce bou­quin « Lisière », qui a par­ti­ci­pé à pas mal de DF avec nous, il me disait tout le temps, il a été très très séduit dès le départ par la DF, il me disait : « ce qui est incroyable avec cette pra­tique c’est qu’elle crée de la pen­sée, ça crée une pen­sée en action, une pen­sée de l’improvisation, une pen­sée vivante. » J’imagine que tu es d’accord avec ça ?

A.B : voi­là ! C’est ça ! C’est ce que j’essayais d’exprimer. Ça crée quelque chose, ça fait bou­ger les lignes, ça remet du punch et sans fan­fa­ron­nade. C’est pas qu’on a la solu­tion, du genre sui­vez-nous on a la solu­tion, jus­te­ment c’est l’inverse.

H : nous jus­te­ment, ce dont on s’est ren­du compte, et j’en parle un peu d’ailleurs sur le site qu’on a fait, c’est que ça crée ou ça semble créer d’autres pro­ces­sus de pensée/er, et des pro­ces­sus qui sont à la fois col­lec­tifs, puisqu’il y a tou­jours une réflexion col­lec­tive qui se fait ou même indi­vi­duelle. Moi j’en suis pas cer­tain, les autres non plus mais on le res­sent, ce sont des sen­sa­tions qui sont là, des per­cep­tions aus­si qui sont concrètes. C’est pas un délire qu’on se fait, mais on n’arrive pas à le pal­per je dirais, à savoir exac­te­ment ce qui se passe. Parce que, en DF, tu par­lais de l’immanence, de l’involontaire, y a aus­si tout le côté irra­tion­nel qui est très très fort et qui influe un peu par­tout. Un peu tou­jours comme ce prin­cipe du rhi­zome chez Deleuze et Gua­tar­ri, où c’est sans arrêt en train de…, c’est fluide. Il y a des mou­ve­ments inces­sants qui se font et qui font que ça modi­fie, ça modi­fie en tous cas une réflexion. Quand on a eu seule­ment une réflexion intel­lec­tuelle comme la plu­part des gens l’ont – parce que c’est quand même à ça dont on a l’habitude et à laquelle on a été édu­qué dans nos socié­té en tous cas… – il nous semble que le fait de sans arrêt dan­ser, qu’il y ait toutes ces inter­ac­tions avec les autres arts, qu’il y ait le forum avec le verbe, qu’on écrive aus­si [écrits bruts], qu’il y ait de la musique etc, tout cela fait que le pro­ces­sus intel­lec­tuel s’en trouve lui-même modi­fié. En tous cas, c’est la sen­sa­tions qu’on a. Est-ce que vous, dans votre groupe, vous avez aus­si eu ce genre de sen­sa­tions, de per­cep­tions ? Parce que pour moi, c’est d’une cer­taine façon « révo­lu­tion­naire », parce que c’est comme s’il y avait quelque chose de nou­veau. Comme un corps qui rentre en lui-même et qui modi­fie tout à l’intérieur. Et ça, tu te dis merde, mais com­ment… j’ai pas l’habitude, tu vois les mots sont pas assez forts, ou je trouve pas les mots pour pou­voir l’exprimer.

A.B : oui oui tout à fait. Bien sûr c’est pour ça d’ailleurs je pense qu’il y a eu cette résis­tance contre l’involontaire, contre les sen­sa­tions elles-mêmes, c’est his­to­rique. Les sen­sa­tions, le corps même a été à la fois mis sur un pié­des­tal et com­plè­te­ment déni­gré dans sa vie. C’est un fait ins­crit dans l’histoire, mais c’est en train d’évoluer. C’est un acte de résis­tance aus­si. Moi, là où je vois l’importance de la DF, si tant est qu’elle en a, c’est cette façon de réin­tro­duire la « durée », cette espèce d’état où tout change tout le temps. On peut faire des pho­tos, à cer­tains moments on peut arrê­ter et faire des clics, mais en fait tout bouge tout le temps réel­le­ment, dans le réel. Donc cette réin­tro­duc­tion de la durée, de l’instant qui tou­jours se modi­fie est un acte de résis­tance contre ce qui nous pend au nez : la machi­ni­sa­tion, la méca­ni­sa­tion. La machine qui prend nos corps nos âmes, qui va pré­tendre nous rem­pla­cer mer­veilleu­se­ment bien etc. C’est un acte de résis­tance, parce que ce qui se pré­pare n’est pas joyeux, de ce point de vue là. Mais for­cé­ment que ce qui se pré­pare nour­rit éga­le­ment ce qui empê­che­ra cette machi­ni­sa­tion.

H : là tu fais allu­sion j’imagine au trans­hu­ma­nisme ?

A.B : au trans­hu­ma­nisme, au post-huma­nisme et à toutes ces joyeu­se­tés, on en pro­met comme des mer­veilles, c’est hal­lu­ci­nant ! C’est dis­til­lé de plus en plus à la radio, des émis­sions… C’est dis­til­lé, et de fait c’est déjà là d’une cer­taine façon.

H : et puis c’est finan­cé en plus par des google, NASA etc.

A.B : cet acte de résis­tance il est urgent, il ne paye pas de mine mais il est pro­fond.

H : la ques­tion sui­vante c’est : un jour j’ai lu sur le site du groupe de Cham­bé­ry, en conclu­sion de l’un de leur CR, ils écrivent ceci : « Qu’est-ce qu’on veut faire gran­dir avec notre groupe, nous avons besoin de pré­ci­ser notre approche, on pour­rait avoir comme base de tra­vail : la DF est la pro­blé­ma­ti­sa­tion de la vie quo­ti­dienne . » Alors moi j’ai eu une espèce de flash quand j’ai lu ça, parce que tout d’un coup tout deve­nait assez clair sur les ques­tions que je me posais par rap­port à la DF et aux effets que je res­sen­tais sur ma vie quo­ti­dienne jus­te­ment. Je me suis dit : mais oui mais c’est bien ça ! D’une cer­taine façon, la DF est vrai­ment la pro­blé­ma­ti­sa­tion de la vie quo­ti­dienne. Et avec tout ce que tu viens de me dire depuis le début, il me semble que d’une cer­taine façon c’est un peu de ce dont tu parles. On ne peut pas faire une danse forum sans par­tir de notre quo­ti­dien, de notre vécu, puisqu’on parle des sen­sa­tions, de notre corps, puisqu’on est en lien avec les autres, avec la nature, avec l’espace dans lequel on fait la DF. Est-ce que ça résonne en toi aus­si cette façon là, cette phrase qu’ils affirment eux, ils affirment ça un peu comme une base de tra­vail, ou est-ce que tu aurais d’autres choses à rajou­ter en plus là-des­sus ou pas ?

A.B : alors si le quo­ti­dien se ques­tionne, ça va. En fait, alors, juste dit comme ça quand tu as lu la phrase, ça m’a fait pen­ser qu’il y a un dan­ger à le pré­sen­ter de cette manière à mon sens. Un petit peu comme les ali­ca­ments, ces ali­ments qui, par cer­taines per­sonnes qui s’occupent de san­té, sont éri­gés en médi­ca­ments. Par exemple, si vous man­gez du chou, alors c’est mer­veilleux parce que avec toutes ses pro­prié­tés… il faut man­ger du chou !(rires) Quand ils ont fini leur truc, ils te l’ont ven­du, tu sais ! Et sans chou tu peux pas vivre ! Il faut pas que la DF devienne ça. Il faut res­ter vigi­lant, il faut que ça reste un espace de liber­té sans com­pro­mis­sion pour le coup. C’est-à-dire que tu vois par exemple, il y a la danse thé­ra­pie et il y a la danse, et c’est deux choses dif­fé­rentes. Or la danse thé­ra­pie fait du bien, la danse fait du bien, donc il y a pas mal de gens qui ont ten­dance à consi­dé­rer la danse comme une thé­ra­pie, mais sans faire de la danse thé­ra­pie, et là ça dérape. C’est comme si les pro­blèmes de la vie avaient des solu­tions, c’est pas des solu­tions là qu’on amène en DF, c’est des ques­tion­ne­ments. Heu­reu­se­ment il y a l’art qui n’est pas art thé­ra­pie. L’art thé­ra­pie a toute sa place, on est d’accord, mais l’art c’est autre chose, c’est pas la solu­tion à tel pro­blème de san­té phy­sique, men­tale, émo­tion­nelle, à tel pro­blème social, poli­tique, c’est pas la solu­tion. C’est remettre de la vie dans notre quo­ti­dien, dans le social, dans le poli­tique.

H : mais je pense que le simple fait de remettre de la vie peut aider à avoir une meilleure vie sociale aus­si.

A.B : oui oui, bien sûr, mais voi­là. Tu fais de la danse par exemple, ça t’aide pour toute ta vie quo­ti­dienne, parce que tu es plus à l’aise dans ton corps, tu sais mieux t’exprimer par rap­port aux autres ges­tuel­le­ment par­lant. Bien sûr que ça apporte énor­mé­ment, mais c’est la cerise sur la gâteau. Et à la fois, c’est plus que ça, c’est une nour­ri­ture fon­da­men­tale, c’est-à-dire que sans art une socié­té meurt. On a essayé, on a vu ce que ça a don­né, toutes les dic­ta­tures sup­priment les arts en pre­mier et les intel­los, donc tout ce qui est réflexion. Donc, il faut un espace de liber­té sans conces­sion, et il faut se gar­der dans cet espace de liber­té de pré­sen­ter quelque chose comme étant la solu­tion, voi­là c’est la seule chose hein. Sinon je suis com­plè­te­ment d’accord, la DF, c’est entrer dans le réel et faire avec.

H : je pense que ça pour­rait vrai­ment appor­ter. Parce que quand tu parles de l’art, moi je suis com­plè­te­ment d’accord avec ce que tu dis, mais il me semble quand même qu’aujourd’hui, même si l’art à une place dans notre socié­té, qu’il est regar­dé ou vécu ou expé­ri­men­té par beau­coup comme quelque chose qui est d’une cer­taine façon à la marge. C’est-à-dire qu’il n’a pas une place comme peut l’avoir l’économie, la poli­tique, tout ce qui est social. Et il me semble quand même que de regar­der l’art sous un autre angle de vue que juste celui-là, per­met­trait peut-être de dépla­cer des ques­tion­ne­ments et de dépla­cer aus­si une façon de vivre le quo­ti­dien, d’être vivant. Comme ça ne se fait pas, je sais pas ce que ça pour­rait faire, mais il me semble qu’on gagne­rait à mettre un peu plus l’art, à en injec­ter un petit peu par­tout, sans que ça devienne comme tu dis une solu­tion ou une thé­ra­pie ou quoi que ce soit. Le regard qu’on porte sur l’art, je le trouve sou­vent trop mar­gi­nal, ou alors péjo­ra­tif, ou alors « je sais pas faire parce que c’est pas pour moi », parce que c’est…

A.B : réser­vé à une élite…

H : voi­là une élite. Et il y a un super bou­quin de Jean Dubuf­fet qui s’appelle Asphyxiante Culture qu’il a écrit vers la fin des années 60, où il essaye un petit peu d’analyser tout ça et pour­quoi on en arrive là aujourd’hui dans notre socié­té, à regar­der l’art de cette façon là. Il part je crois de la Renais­sance, et ça a été tou­jours des élites en fait qui se sont occu­pés de dire « ça c’est beau, ça c’est pas beau ». Il y a des canons, ils ont fait les choses comme ça et on se traine encore ces poids là aujourd’hui. Donc y’a des gens qui disent ben moi, je ne pour­rais jamais être artiste parce que je sais pas des­si­ner, je sais pas peindre, je sais pas jouer de la musique etc. Donc je trouve ça vrai­ment dom­mage qu’on en arrive là et que..

A.B : oui, là tu touches vrai­ment on pour­rait dire le centre la DF. Parce que, effec­ti­ve­ment, ça apporte la danse ou l’art en géné­ral dans la vie, pas comme une solu­tion mais comme un point de vue vécu à tra­vers les sen­sa­tions. Effec­ti­ve­ment ça déplace la vision, c’est pour ça que c’est impor­tant de remettre en ques­tion la danse et l’art réser­vé à une élite. Mais sur­tout ça donne une pos­si­bi­li­té à tout un cha­cun d’exercer un art en pro­fon­deur, par l’intérieur et pas par l’extérieur. J’ai pas besoin de savoir faire le grand écart pour pou­voir dan­ser. Et Augus­to [Boal] avait bien situé ça, il disait que pour être dan­seur il faut dan­ser, il faut pas attendre d’être dan­seur pour dan­ser. Il ne faut pas mettre la char­rue avant les bœufs. Tu danses et donc tu es dan­seur. Au moment où tu danses tu es dan­seur, sacré bon­soir ! Et si tu attends d’être dan­seur pour dan­ser, jamais tu dan­se­ras. Donc oui oui, tout à fait, c’est une façon de réin­tro­duire l’art à la place qu’elle n’aurait jamais dû quit­ter d’une cer­taine façon. Enfin, c’est quand même ce qui fait battre la vie en soi, lui donne sa saveur, qui observe la vie, l’art c’est fina­le­ment le regard qu’on porte sur la vie.

H : ouais ouais, tout à fait. Eh ben écoutes, c’est un très beau mot de fin parce que j’en ai fini moi avec mes ques­tions. Est-ce que tu aurais quelque chose à rajou­ter ou un truc auquel… ah si tiens, y’a une ques­tion que j’ai oubliée et que je me suis notée, c’est par rap­port à l’infra-technique, je vou­lais que tu m’en dises un petit peu plus là-des­sus.

A.B : si tu veux, quand tu dis à quelqu’un : je fais quelque chose avec l’involontaire, alors il te dit : bon alors com­ment tu fais ? Tu uti­lises quelle tech­nique ? Eh bien, j’ai pas de tech­nique. Je peux pas avoir de tech­nique parce que dans l’involontaire, tu abordes les choses par l’intérieur. En fait c’est ça : avec la tech­nique, tu abordes les choses par l’extérieur. Tu te dis, pour pou­voir dan­ser, je dois être souple, donc je vais faire tel exer­cice, c’est un exemple. Et tu fais tes exer­cices, tu deviens souple et tu fais de la danse.

C’est une pos­si­bi­li­té, on est d’accord. Mais il y a une autre façon d’aborder la danse, c’est de l’aborder de l’intérieur. Déjà obser­ver le mou­ve­ment – une danse est faite de mou­ve­ments, de rythmes. Obser­ver ce qui se fait spon­ta­né­ment déjà et puis tu découvres que ce qui se fait spon­ta­né­ment en toi est en adé­qua­tion avec l’extérieur, ça a un écho. Tu es nour­ri par l’extérieur, tu n’es pas iso­lé, tu vois, ta peau, ce n’est pas une fron­tière, c’est un lieu d’échange. Petit à petit, tu observes que de l’intérieur, il y a une sorte de danse on pour­rait dire, et alors tu es aux pre­mières loges quand tu observes ces mou­ve­ments internes. C’est une danse qui n’est pas télé­gui­dée, elle vient de ton orga­nisme et de son rap­port avec le monde.

Et puis cet inté­rieur, il va déployer. Si tu te mets à dis­po­si­tion de tes sen­sa­tions internes, cet inté­rieur se déploie exté­rieu­re­ment. Et quand tu observes ce déploie­ment, tu te rends compte que c’est loin d’être du grand n’importe quoi. Parce que le grand n’importe quoi, ça existe hein. Et ça existe quand tu penses faire de l’involontaire et que tu n’en fais pas en fait. Et puis quand tu penses faire du volon­taire, tu peux faire aus­si du grand n’importe quoi, c’est pas garan­ti qu’en fai­sant un geste volon­taire, il soit « juste », il soit « vivant » etc.

Donc tu te rends compte que cet inté­rieur qui se déploie et qui s’extériorise, il est extrê­me­ment pré­cis et il est dans l’instant, l’instant n’étant pas faire table rase du pas­sé, sur­tout pas. Il est la résul­tante du pas­sé, du pré­sent et de l’avenir. Donc y’a quelque chose qui se passe, qui se déploie de façon extrê­me­ment pré­cise et en adé­qua­tion avec la musique si tu mets de la musique, avec l’espace dans lequel tu es, avec l’autre qui est avec toi. Tu découvres toute une ges­tuelle, une mobi­li­té, une inter­ac­tion avec l’espace, avec l’autre, inter­ac­tion que tu n’imaginais même pas pos­sible.

Et comme c’est pas n’importe quoi et comme c’est très pré­cis, moi je me suis dis : bon sang de bon­soir, c’est bien gen­til de dire que j’ai pas de tech­nique, mais en fait je fais un truc qui est encore plus pré­cis que la tech­nique, quand je laisse faire comme ça. C’est-à-dire que dans l’infini des pos­si­bi­li­tés, y’en a qu’une qui va conve­nir à tel et tel moment, et à chaque ins­tant tu rééva­lues ce geste. Et donc j’en suis venue à ce terme d’infra-technique, qui n’est pas idéal parce que les mots de toutes façons ne sont jamais idéaux. L’idée, c’est qu’il y ait une tech­nique mais invi­sible au regard habi­tuel, au regard social. C’est invi­sible, et tu ne peux pas la repro­duire volon­tai­re­ment. C’est-à-dire que même moi, quand je suis dans l’infra-technique, je ne peux pas repro­duire ensuite les mou­ve­ments, je ne peux pas en faire une cho­ré­gra­phie.

H : sinon elle ne serait pas de l’infra-technique

A.B : voi­là. Parce que c’est d’une telle sub­ti­li­té, d’une telle pré­ci­sion, d’une telle com­plexi­té que c’est impos­sible à repro­duire. En tous cas, ça ne redonne pas les mêmes sen­sa­tions que quand ça se pro­duit spon­ta­né­ment. Donc infra-tech­nique, ça veut qui ne se voit pas avec les yeux habi­tuels, avec la vue habi­tuelle, mais que tu arrives à recon­naître si tu es dans le même état. C’est-à-dire que ça ne trompe per­sonne, quand quelqu’un est vrai­ment dans l’infra-technique, tout le monde le voit et le mou­ve­ment devient d’une inten­si­té vrai­ment scot­chante. Tu te demandes ce qui se passe, parce que la per­sonne ne fait pas des ronds de jambes ni des trucs qui seraient tech­ni­que­ment dif­fi­cile, au contraire, en géné­ral c’est d’une sim­pli­ci­té… Et pour­tant ça te prend aux tripes, c’est une ques­tion de vie et de mort tu vois, parce que à chaque ins­tant tu ne sais pas où le mou­ve­ment va aller, à quel rythme. Donc tu es sur le fil, tu es pris par cet ins­tant et tu le déroules, tu déroules dans ton corps cet ins­tant en même temps que la per­sonne qui danse dans cette infra-tech­nique.

C’est le seul mot qui nous est venu, je l’ai sou­mis aux uns et aux autres et jusqu’à pré­sent, per­sonne n’a trou­vé de meilleur mot.
L’involontaire, c’est tout l’inverse du chaos mais c’est nour­ri par le chaos, parce que le chaos, c’est tous les ingré­dients : tu n’as pas fait le tri avant. Et donc va émer­ger cette notion d’immanence. N’émerge que ce qui est per­ti­nent, ce qui est abso­lu­ment néces­saire, tu arrêtes avec une ges­ti­cu­la­tion qui nour­rit les foules…

H : oui et puis qui est sou­vent du n’importe quoi quand ça ges­ti­cule jus­te­ment.

A.B : oui et du coup, du n’importe quoi ou du rabâ­ché…

H : bon ben c’est très clair. Mer­ci beau­coup.

A.B : mer­ci pour tes ques­tions, elles sont vrai­ment très per­ti­nentes et elles se sont bien enchaînées.

Article créé le 16/02/2020 – modi­fié le 11/06/2020

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