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!! Theatre forum et danse – février 2006
’’La direction de la marche est plus importante que la longueur des pas.’’ Augusto Boal
Le monde de la danse pourrait offrir une multitude de problématiques à explorer par le Théâtre forum, au centre du Théâtre de l’opprimé : le rapport du danseur à sa danse, ou à son public, la relation des danseurs avec leur chorégraphe, des danseurs entre eux, le lien entre la danse et les autres arts, les danseurs face à la politique artistique de leur pays, la place du danseur au sein de la société moderne etc.
Dans la communauté de la danse, l’articulation intellectuelle de cet art est le plus souvent réservée à quelques « penseurs » chargés de mettre en mots ce qui va servir de référence aux artistes, comme si danser et penser ne pouvait pas cohabiter chez une même personne et/ou au même moment. Un danseur n’a pas que son corps pour parler, sinon la danse serait réduite à un langage, et ce langage dirait en moins bien ce que la littérature dit le plus facilement du monde. Il reste au danseur à trouver un espace où il puisse articuler sa danse, ses concepts, ses questions, ses doutes, ses injustices, les oppressions qu’il subit, les espoirs qu’il nourrit, ses propositions. Un espace autre que celui très circonscrit des séminaires et festivals, mis en place pour lui et son public, mais pas par lui. Un espace révolutionnaire où il puisse mettre en scène des solutions, imaginer des réponses qui le feront grandir et développer son art, se relier aux autres arts, partager avec eux. Cet espace existe, combien d’entre les danseurs l’ont investi ?
La démocratisation de l’art en général, et de la danse en particulier, est régulièrement appelée à grands cris par les décideurs, les programmateurs, les artistes et le public. Elle reste à ce jour un vœux pieux. Car, de toutes les oppressions, celle peut-être la plus communément négligée est l’oppression artistique elle-même. Tant que l’adage sera que « pour pouvoir danser, il faut être danseur », la danse restera sur scène le lot de quelques privilégiés, mis le plus souvent à rude épreuve dans une discipline qui ne les respecte pas toujours, et cela devant un public sélectionné. Augusto Boal rappelait cet été, à St Etienne-les-Orgues, que tout le monde peut danser, avec ses aptitudes et à sa façon : « C’est l’acte de transformer la réalité qui nous transforme ; c’est en faisant que nous nous faisons. C’est de danser qui fait de nous des danseurs.«
Le Théâtre forum est donc au cœur du Théâtre de l’opprimé. Voici les éléments qui me paraissent essentiels dans cette approche :
- découverte réciproque de la valeur de l’autre
- passer les rênes
- ne pas se substituer aux autres
- passer les moyens de production
- capacité de réfléchir ensemble sur l’intérieur et sur l’extérieur
- énergétisation du public qui aboutit à des actions concrêtes.
J’ai découvert de l’intérieur le Théâtre forum et le Théâtre de l’opprimé il y a deux ans. Après des stages avec Guillaume Tixier, Sanjoy Ganguli, Augusto et Julian Boal, j’ai réalisé combien cet outil était à la fois subversif, révolutionnaire et promoteur d’intelligence. Dans une approche où penser à la place de l’autre est une offense, la coopération des savoirs sort enfin des tiroirs.
Le théâtre de l’opprimé se pratique un peu partout dans le monde. En France, on utilise cet outil de réflexion et d’amélioration des conditions de vie ou de travail surtout dans les écoles, les associations sociales et environnementales, les prisons etc. Les troupes se forment spontanément là où ont eu lieu des représentations ou des stages. A leur tour, elles présentent des spectacles. Rien n’interdit de penser qu’un jour le « monde de la danse » utilisera cet outil (hors des circuits commerciaux) d’introspection et d’action, pour à la fois améliorer son sort et celui des artistes en général, mais aussi pour développer son talent, sa capacité d’invention et d’imagination, sa créativité.
Le net foisonne de références et explications (www.theatreoftheoppressed.org). Je vais donner ici quelques grandes lignes qui me paraissent importantes, à partir de mon vécu et des livres de Boal : « Théâtre de l’opprimé » (1977), « Jeux pour acteurs et non-acteurs » (1978), « L’Arc en ciel du désir » (2002).
Le Théâtre de l’Opprimé est un grand arbre qui prend ses racines dans l’éthique, la politique, la philosophie, l’économie et l’histoire. Le tronc jaillit à partir des mots, des sons et de l’image, qui s’organisent en jeux : le Théâtre image, puis le Théâtre forum, au centre de l’arbre. De ce tronc se dégagent les branches : le Théâtre journal, les actions spontanées ou programmées, le Théâtre invisible, l’Arc-en-ciel du désir, le Flic dans la tête, avec à son faîte le Théâtre législatif. Ces techniques produisent des fruits qui tombent sur la terre et fertilisent la solidarité et la multiplication organisée, permettant de ce fait à l’arbre de croître, voire de se reproduire.
Les utilisations du TdO sont multiples, des plus heureuses aux plus ambigües, lorsque par exemple il est orchestré par des chefs d’entreprise pour promouvoir leur boîte ou améliorer la production… La responsabilité du joker et des acteurs est grande. Il ne s’agit pas de « faire les questions et les réponses » en influant sur les solutions proposées par le public. En même temps, ils doivent veiller à ce que l’éthique soit respectée : non jugement des personnes et écoute inconditionnelle. Les acteurs sont des facilitateurs, nullement des promoteurs.
«Empathy and catarsis can be dangerous political weapons, used to control passive audiences. [ ] Theatre of the Oppressed has the opposite aesthetic and political aim : we are democratic, we do not want to anesthetize our audiences or make them accept our ideas : we want to help them to express their own desires and needs, to examine their possibilities, to use theatre to rehearse actions to be extrapolated into their own reality to fight against oppression wherever it is exerted, at home or in the whole country, concerning gender, age, sex, nationalities, race or religion, in psychological relations or in social classes : we want to transform and create a better society. »
«L’empathie et la catharsis peuvent être des armes dangereuses, utilisées pour contrôler des audiences passives. […] Le Théâtre de l’opprimé a le but esthétique et politique opposé : nous sommes des démocrates, nous ne voulons pas anesthésier nos audiences ni leur faire adopter nos idées : nous voulons les aider à exprimer leurs propres désirs et besoins, à étudier les possibilités, à utiliser le théâtre pour jouer des actions qui devront être extrapolées dans leur propre réalité pour combattre l’oppression partout où elle s’exerce, à la maison ou dans l’ensemble du pays, pour ce qui concerne le genre, l’âge, le sexe, les nationalités, la race ou la religion, dans les relations psychologiques ou dans les classes sociales : nous voulons transformer et créer une meilleure société. »
(Augusto Boal, forum, 8/12/2005)
Cette forme de théâtre interactif a été mise en œuvre par Augusto Boal, inspiré lui-même par Paulo Freire : « Education for critical consciousness » (1969), « Pédagogie de l’opprimé » (1982), « Pedagogy of indignation » (2004). Le TdO délaisse l’endoctrinement pour adopter la maïeutique : il ne donne pas de réponses mais pose des questions et crée des contextes favorables à la recherche de solutions.
Le TdO est donc né en Amérique Latine, dès les années 70, avec et autour d’Augusto Boal. Les techniques qu’il emploie ont d’abord été, historiquement, une « réponse esthétique et politique à l’intolérable répression des dictatures latines ». Est-ce à dire qu’elles ne sont pas appliquables aujourd’hui en France ? Augusto Boal écrivait en 1978, dans « Jeux pour acteurs et non-acteurs » (p. 10) :
«Bien sûr, ici, il n’y a pas, actuellement, tant d’atrocités, dans de telles proportions. Mais cela n’empêche qu’il y ait, ici aussi, des oppresseurs et des opprimés. Et s’il y a oppression, il y a nécessité d’un théâtre de l’opprimé, c’est à dire d’un théâtre libérateur. […] Le Théâtre de l’opprimé n’est pas une série de recettes, de procédés libératoires, un catalogue de solutions déjà connues : c’est surtout un travail concret sur une situation concrète, à un moment donné, dans un lieu déterminé. C’est une étude, une analyse, une recherche.«
Diviser le monde entre oppresseurs et opprimés pourrait paraître simpliste, voire manichéen, si l’on ne tenait pas compte du fait que l’oppresseur puisse être, à certains moments au moins, l’opprimé et vice versa, et si l’on n’était pas vigilant à juger et à évaluer les faits et non les personnes. Sans oublier que l’on peut être son propre oppresseur.
Comprendre de l’intérieur pourquoi untel agit de telle ou telle façon serait bien trop complexe. En axant le Théâtre de l’opprimé sur l’oppression, en simplifiant les données pour clarifier où elle se situe, on reste dans l’événement, celui qui manipule les personnes. On évite ainsi de faire de la psychothérapie ou du psychodrame, pour lesquels les praticiens du TF ne sont a priori pas formés, et on reste dans la « re-présentation » scénique, garante d’une saine distance avec les événements réels.
’’’Le Théâtre forum’’’
Augusto Boal explique que, « exilé en 1971, il s’est retrouvé sans théâtre et sans acteurs, il s’est alors confronté directement aux spectateurs, en travaillant « avec », « sur » et « pour » eux. Les spectateurs et lui sont devenus tout à la fois : metteurs en scène, comédiens, dramaturges, décorateurs et bien sûr public ».
C’est ainsi qu’est né le Théâtre forum, en 1973, qui révolutionne le théâtre classique en donnant une possibilité de décision et d’action au public qui recrée la pièce autant de fois qu’il le souhaite. Pour la première fois dans l’histoire du théâtre, le public est mis sur un plan d’égalité avec les acteurs et le metteur en scène.
Le Théâtre forum représente des images de la réalité sociale. Il vise à poser les problèmes (phase de problématisation chère à Freire), à les représenter sur scène, puis à proposer au public d’essayer des solutions (phase de réalisation). On réfléchit ensemble, on s’y essaie concrètement, sur scène. Le regard n’est pas dirigé vers la performance d’acteur, mais vers l’interaction des êtres, des représentations, des symboles et des idées. Le vrai protagoniste est « un groupe d’opprimés, plus ou moins important, ce qui permet à la pièce d’être jouée plusieurs fois devant plusieurs publics, touchés par le même thème. »
’’’Concrètement’’’
Une pièce de 20 mn au plus est montée pour un public concerné par le thème choisi. On utilise à la base un texte écrit (par les concernés) ou improvisé. La mise en scène doit être claire, exposer les faits, où se situe l’oppression et le rôle de chacun.
Dans le théâtre forum, il y a des acteurs, un joker et des « spect-acteurs ».
Le public est invité, dans un premier temps, à regarder la pièce en continu. Puis le joker sollicite le public pour réagir à ce qu’il a vu et compris. Dans les réponses, des problèmes se font jour : ici, il s’est passé telle chose, on aurait pu réagir autrement, cela aurait peut-être changé ceci ou cela. Le joker demande alors au spect-acteur qui a proposé l’idée s’il veut bien monter sur scène pour essayer sa suggestion.
Celui-ci choisit à partir de quand et jusqu’où il veut que l’on rejoue la scène, et quel personnage il souhaite remplacer parmi les acteurs protagonistes. Son jeu et ses propositions vont faire réagir, ou agir autrement, les autres acteurs (dont l’oppresseur), qui doivent s’adapter à la nouvelle donne tout en gardant la trame de l’histoire d’origine.
Le point est ensuite fait sur la proposition du spect-acteur, s’il a réussi à faire ce qu’il voulait, comment les acteurs ont ressenti son intervention, et le public dit sa propre lecture. Ce processus réflexif amène à d’autres propositions, qui paraissent à certains plus adaptées, plus efficaces, qui à leur tour sont jouées, testées, retenues ou rejetées.
A la fin de la représentation, lorsque public et acteurs pensent avoir fait le tour des possibilités pour cette fois, un temps est consacré pour évaluer tous ensemble ce qu’il s’est passé.
Cette réflexion coopérative, où chaque individu apporte sa vision, son expertise et ses connaissances en dehors de toute hiérarchie, permet de voir où peut aboutir telle ou telle idée, dans un espace protégé qui est la scène.
Après la représentation, lorsque chacun retourne dans ses chaumières, l’oppression est toujours là, mais des possibilités ont montré le bout de leur nez, elles n’attendent qu’à être mises en œuvre, pour de vrai, au quotidien…
Andréine Bel
Article créé le 16/02/2020