Danse recherche
→ Cheminement de la danse recherche
!! Contacter les sensations – mars 2007
’’’Nadine :’’’
”Contacter les sensations » (et encore plus « contacter LA sensation »), est une expression qui fait sens dans l’espace protégé de notre atelier ; mais sorti de là, j’ai pu expérimenter qu’elle charrie derrière elle tout l’arrière-monde du « développement personnel » et de la « recherche du Soi », ce qui est très dommage, vu que nous ne nous situons pas là.
’’’Andréine :’’’
La sensation, au sens premier où nous l’entendons pendant la danse forum, concerne le poids, espace, temps, consistances, températures etc. Ces sensations-là sont loin des préoccupations des partisans du développement personnel. Est-ce que je me trompe ?
Nous ne cherchons pas non plus à l’interpréter, cette sensation. Elle nous meut et éventuellement émeut, c’est déjà beaucoup.
Interpréter la sensation ou les événements est au centre du développement personnel : si j’ai mal au genou, c’est que je ne veux pas plier devant l’adversité, si j’ai mal au dos, c’est que j’en ai plein le dos de cette situation, si je rencontre un ami par inadvertance alors que j’ai pensé à lui la veille, ce n’est pas un hasard… Dans cette disposition d’esprit, la réappropriation de ce qui nous arrive passe par la responsabilisation et le sens donné à l’événement : tout devient logique, et chacun mérite son sort.
Tel que je l’ai compris, le « développement personnel » (et « sa » recherche du Soi) axe sa recherche sur l’instinct et l’intuition, dans ce qu’ils auraient « d’originel », non spolié par l’éducation et l’apprentissage, et loin de l’ego, fruit du conditionnement de l’être social.
Il est vrai que les sensations sont souvent associées à l’instinct et à l’intuition. On dit communément : je fais cela instinctivement parce que je le « sens » ainsi.
L’instinct et l’intuition sont éminemment respectables, mais discerner en eux la part de d’imaginaire, d’affabulation ou de devinette est parfois chose délicate ! Se libérer de tout conditionnement partisan, gage d’une intuition juste, est éminemment difficile.
Je me suis souvent trompée en suivant mon « instinct » et mon « intuition » (pas toujours !) mais les sensations au sens premier ne me trompent pas. Elles sont subjectives, sont faites de mon histoire, elles me disent la réalité telle que je la perçois et en cela sont indéniables. Elles me disent ce que les choses me font.
Au lieu s’essayer d’échapper à mon conditionnement, en fait je m’approprie (grâce à mon discernement) mon conditionnement physique, émotionnel, culturel, intellectuel en me reliant à mes sensations, dans ce que ce conditionnement m’a permis de développer. L’enfant sauvage, indemne du conditionnement humain et de la parole en dit long sur la nécessité structurante de l’interaction avec d’autres humains : sans langage, sa sensitivité (tactile et auditive surtout) est extrêmement réduite, sans parler de ses sentiments ou de son intellect.
Donc, la sensation.
D’un jour à l’autre, mon poids à la balance ne change guère. Mais la sensation de mon poids peut changer considérablement : si je suis tendue, je ne sens pas mon poids, si je suis heureuse, je me sens légère, si je suis préoccupée : lourde et gauche, si je suis apaisée lourde mais souple et agile. C’est involontaire, je ne fais que constater.
Dans toute cette fluctuation de la sensation, je ne suis pourtant pas dans l’imagination, l’affabulation ou la devinette, ma tension est bien réelle et m’affecte, elle peut s’exprimer par des crampes, visibles et constatables par tout un chacun.
Si je veux évaluer le poids mesurable, je le peux aussi par la sensation, fruit d’un apprentissage qui me permet d’évaluer un poids physique. Plus je m’exerce à cette évaluation, plus je suis exacte. La sensation s’éduque, qu’elle soit subjective ou qu’elle se rapproche de l’objectivité, et cela dès l’enfance. Nous sommes donc avec deux réalités incontestables qui peuvent très bien coexister et parfois se rejoindre : le poids à la balance, et la sensation que j’ai de mon poids.
L’intuition du poids serait plus aléatoire, car au lieu de me fier à la sensation physique ou subjective du poids, je me fierais à mon inconscient, susceptible de me donner la réponse correspondant à l’objet « réel », indemne de mes sensations aléatoires et changeantes. Cela fait de « l’inconscient collectif » un territoire d’omniscience sur lequel l’individu viendrait se brancher de temps à autre. Je dirais que l’intuition fait le saut au dessus de nos sensations subjectives, pour arriver à une réalité susceptible d’être appréhendée « directement » (via l’inconscient ?).
C’est ce que font les radiesthésistes : ils prennent un témoin support de leur question, et leur main (par l’intermédiaire du pendule) ou leurs baguettes, ou encore leur pouls va leur donner la réponse selon un code choisi par leur conscient et adopté par leur inconscient. Il leur reste ensuite à vérifier la véracité du résultat ainsi reçu – et à ne pas se prétendre omniscients. Et je ne suis pas sûre que la récupération actuelle, par les pourvoyeurs de « développement personnel », du concept d’inconscient collectif cher à Jung le ravirait.
C’est pour cela qu’au fond intuition et sensation jouent au chat et à la souris, la première ayant besoin de la deuxième pour être perçue et justifiée – mais la deuxième pouvant très bien vivre sans la première. Quoique !
Il y a de nombreux exemples où il est difficile de définir si ce qui a agi est l’intuition, ou la sensation, ou les deux simultanément. Lorsque Bernard a choisi de manger du carvi parmi toutes les plantes que je lui apportais en Suisse à chaque promenade, il a appris trois ans plus tard que le carvi était spécifique pour guérir de l’appendicite (dont il souffrait à l’époque). La sensation (directe, sans pendule ni quoique ce soit) de son besoin l’a guidé. Mais on peut aussi appeler cela une « juste intuition », si l’on tient compte du fait qu’il n’avait pas la connaissance préalable que le carvi avait ces propriétés médicinales.
L’instinct et l’intuition pourraient très bien s’envisager comme fruit de notre vie et des expertises qu’elle a développées, à la manière des poupées russes : une expertise bénéficie de celles qui lui ont précédé. Nous sommes très loin du paradis originel.
En danse forum, nous voici en contact avec nos sensations, les plus simples et immédiates lorsqu’on observe comment on se sent, sans velléité d’aucune sorte. L’accueil inconditionnel de nos sensations nous fait nous les réapproprier, ce qui provoque quelques fois une appréhension qu’il faut bien se garder de gommer. Il y a un apprivoisement nécessaire semble-t-il entre nous et nos sensations, tellement elles sont chargées émotionnellement et culturellement. Une simple tension physique n’est pas de mise dans notre univers mental et culturel : on lui préfère la détente, signe de « bien-être », de capacité à gérer sa vie et à relativiser etc. (Quitte a porter le masque du mec bien dans sa peau, comme l’ont très bien joué les acteurs lors de la rencontre danse-théâtre forum.)
Mais ce que l’on a souvent expérimenté dans cet atelier, c’est que l’apprivoisement progressif de ce monde de l’involontaire, que reflète la sensation, peut dégager une véritable réconciliation avec nous-mêmes. Me réconcilier avec mes tensions les a plus fait partir que tous mes essais pour les éloigner ! Elles n’ont plus eu besoin d’être là pour rassembler ce qui avait été dispersé, ou recentrer ce qui avait été « décentré », par le traumatisme du jugement et de la mise en défaut : la réconciliation a fait le travail pour elles, en quelque sorte.
En écrivant, je m’aperçois que je fais un parallèle entre inconscient et intuition/involontaire et sensation. Mais je crois bien que ces mots veulent dire des choses un peu différentes en langage courant, en psychanalyse, en philosophie, dans les religions anciennes ou dans la mouvance New-Age. A voir. Ici, je me place dans le langage courant, peut-être anthropologique.
— — — — — -
’’’Nadine :’’’
Est-il possible de filmer des danseurs sans que cela influe sur leur danse ? Il me semble qu’à la naissance de leur discipline, les ethnologues observaient les gens et rapportaient leurs observations « objectives », comme s’ils avaient été invisibles…Puis ils se sont avisés que « l’observateur influence l’observé », et de nouvelle méthodes d’études ont vu le jour, le chercheur devait s’immerger dans la culture étudiée pour mieux se faire tout petit, et peut-être aussi observer des choses de la vie quotidienne et intime… En étant dans les sensations, serait-il possible d’observer (filmer) sans influencer ?
’’’Andréine :’’’
Oui les ethnologues ont fini par reconnaître qu’ils influençaient les circonstances et personnes de leurs études par le seul fait de leur présence et de leur observation. Les physiciens et scientifiques en général ont fait le même constat pendant leurs expérimentations : même lorsque le protocole est mis en place de façon à ce que la part d’influence soit insignifiante, on se rend compte qu’elle ne l’est pas.
Il n’y a donc pas d’observation qui n’ait pas d’influence. C’est un peu ce que j’appelle venir sous les projecteurs : observer place l’observateur sous les projecteurs, par le simple fait qu’il se mette en contact, d’une façon ou d’une autre avec ce qu’il observe. Le contact fait que deux individus ou objets ou sensations séparés sont mis en lien, et rien que cela change la donne. La réciprocité joue automatiquement. Quand je contacte, je suis contactée. Marcher silencieusement avec quelqu’un, ce n’est pas comme marcher seul. La présence parle toute seule.
A partir de là, ce que l’on peut faire, c’est avoir le moins d’influence possible, en ne cherchant pas à intervenir, ni à vouloir quoique ce soit pour l’autre, ni attendre quoique ce soit de lui, bref, en respectant sa liberté entière, en lui laissant le temps et l’espace qu’il veut prendre, tout en étant là et en disponibilité. C’est loin d’être évident ni facile, c’est même presque impossible selon moi, mais c’est là que ce qui se passe devient intéressant ! Pour l’avoir observé, le spontané tolère une certaine dose de maladresse sans en être troublé durablement. C’est d’ailleurs ce qui me touche le plus, cette tolérance !
Par contre, l’intention de l’observateur est rédhibitoire : le spontané s’en rentre chez lui, là où on ne peut le chercher.
Article créé le 16/02/2020