Danse recherche
→ L’écriture de la danse recherche
!! Ecritures autour d’une danse – avril 2007
La danse « autour de la sensation et de l’instant » implique que rien n’est pensé d’avance. Ceci a interpellé Yvonne Beaud, metteur en scène dans la région de St Etienne, et directrice un temps de la Maison de la Culture de Firminy, à la suite du spectacle « Un je ne sais quoi », au Pavillon Noir d’Aix-en-Provence, le 6 avril 2007. Les danseurs Emma Gustafsson et Leonardo Centi étaient accompagnés au piano par Etienne Champollion et moi à la vidéo. Yvonne et moi avons discuté longuement de l’approche de ce spectacle, en improvisation réelle (pas de copié collé à aucun niveau, rien n’est connu à l’avance, pas de thème, pas de lignes directrices tracées à l’avance) pour les quatre protagonistes.
Or le spectacle semblait raconter une histoire, différente selon les spectateurs, qui recréaient le spectacle. Yvonne y a vu à l’œuvre la plupart de ses codes de mise-en-scène, sans que ceux-ci n’aient été connus ou conscientisés par Leonardo et Emma au moment de l’improvisation. Yvonne et moi avons dégagé deux points principaux de notre discussion, dont je fais ici le résumé.
La question du codage
Le codage est un outil de création précieux pour le metteur en scène théâtral ou chorégraphique. Il concerne l’utilisation de l’espace, du rythme gestuel et oral/musical. Il se base sur les grands archétypes de nos cultures, et sur l’expérience scénique depuis la Grèce antique jusqu’aux créations les plus récentes.Il est basé sur les sensations de l’acteur (ou du danseur) qui se déplace sur la scène. Il ne ressent et n’exprime pas la même chose selon qu’il est fond cour ou fond jardin, avant centre ou milieu, selon qu’il se déplace en cercle, courbes ou droites, etc.
Le codage n’est pas fait pour être suivi servilement. Il lui faut être enfreint, bousculé, et surtout mis en dialogue avec la créativité pour pouvoir la nourrir. Sa lecture se fait à plusieurs niveaux, et un niveau peut très bien contredire l’autre. La poésie est faite de cette contradiction aux règles.
Cette connaissance expérimentale qui s’est tissée au fil des siècles est le trésor de metteurs en scène qui se l’approprient et le développent chacun à sa façon, et qu’ils font partager ou non à leurs acteurs. Pour Yvonne, cette connaissance est facilitatrice du jeu des acteurs ou danseurs, qui, lorsqu’ils se trouvent au bon endroit au bon moment, sentent leur jeu « éclore » et devenir vivant. Mais elle laisse aussi l’acteur évoluer sur le plateau. C’est l’acteur qui, par son ressenti va éclairer le metteur en scène sur la complexité de l’utilisation, infiniment variée et subtile, de codes sommes toutes rudimentaires : froid, chaud, passé, présent, à venir, etc.
Robert Wilson a mené très loin cette recherche non seulement sur l’espace scénique mais aussi sur l’espace gestuel, et en cela il est aussi proche de la danse que du théâtre. Les rapports de directions multiples entre celles du regard, du visage, des épaules et des hanches participent à la pré-expressivité de l’acteur/danseur et établissent des lignes de forces qui jouent avec celles de la scène. Le spectateur ne connaît pas ces codes, mais sent la justesse du jeu.
Nous nous sommes donc posées la question suivante : quel rapport peut avoir l’improvisation réelle, où la sensation de l’instant seule guide le danseur, avec les codes scéniques et gestuels ?
A première vue : aucun rapport, puisque ni le mouvement ni le déplacement ne sont pensés à l’avance de l’instant où ils se produisent.
Et pourtant ! Le lendemain du spectacle d’Emma et Leonardo, Yvonne a décrypté, pour Ken et moi, leurs déplacements selon ses codes. Ils collaient parfaitement avec l’histoire telle qu’Yvonne l’a imaginée, recréée en quelque sorte.
Et plus encore : en revoyant le spectacle en vidéo, elle a vu autre chose, ou une autre histoire, moi de même, d’autres aussi qui étaient présents à la première projection, puis aux autres. On dirait qu’autant de fois le spectateur voit l’enregistrement, autant de fois il découvre de nouveaux aspects. C’est le propre d’une œuvre d’art, qui éclot dans et par l’œil du spectateur en une re-création qui lui est propre, issue de son histoire à lui, de son vécu, passé, présent et à venir, tel qu’il le projette.
Que l’improvisation réelle puisse créer une oeuvre d’art peut paraître surprenant, mais quelques uns en témoignent, et principalement les créateurs.
Cartier-Bresson a écrit sur le « moment décisif » en photographie, la capture des émotions-forces. « – Une longue réflexion lui est venue après une lecture du livre de Herrigel : L’art chevaleresque du tir à l’arc ». L’ami que je cite ici est en train de faire une recherche sur cet écrit du photographe.
Cette danse serait-elle une succession discontinue de « moments décisifs » ?
Et quid des codages dans ces moments ?
Il se peut que le dénominateur commun entre les codes conscients du metteur en scène et les codes inconscients du « danseur dans l’instant », se trouve auprès des archétypes. En contactant ses sensations, le danseur contacte sa nature profonde, d’autres diraient sa nature « sauvage » au sens où Clarissa Pinkola Estes en parle dans « Femmes qui courent avec les loups ». Sauvage ici ne veut pas dire « pure », non touché par la civilisation, mais au contraire, l’appropriation involontaire et inconsciente de notre culture dans nos tréfonds.
C’est en cela que laisser agir l’involontaire et l’inconscient prend toute sa place dans cette approche de la danse. Sans cela, pas de possibilité de contacter directement et sur le moment ce savoir ancestral que sont les archétypes.
Ainsi la « danse du moment décisif », s’il est possible ? permis ? de l’appeler ainsi, loin de s’écarter des œuvres fixées, non improvisées, s’en rapprocherait, contribuant à l’œuvre artistique en général. .
Image et réalité
Je lui disais mon étonnement que cette danse non seulement s’accommode de la vidéo, mais s’en trouve parfois magnifiée, même par la vidéaste amateur que je suis. D’habitude, filmer de la danse, c’est comme « Au théâtre ce soir » à la télévision, c’est au plus … tolérable. La danse, comme le théâtre, ne supportent pas cette fixation sur l’écran, ils deviennent plats, et jamais leur mise en image n’arrive à la cheville de ce que le spectateur a pu vivre « pour de vrai ». La chorégraphie a dû se repenser pour être filmable, et telle qu’elle est repensée, elle ne donne rien sur scène.
Yvonne, la veille du spectacle me dit alors : « Là, c’est un problème !
En arriver à préférer l’image à la réalité de ce qui se passe sur scène, qu’en penser ! ? »
J’argue alors que mon but en filmant est que le regard du spectateur se partage équitablement entre l’image et la danse que l’image donne à voir. Mais la question reste vitale.
Je me pose la question de la réalité. Sur scène, de quelle réalité parle-t-on ? De celle du danseur ? De celle du spectateur ?
Et puis j’en viens à la notion d’image. Le théâtre vivant donne à voir une image, d’une situation, avec des personnages. La danse vivante chorégraphiée donne à voir une image de la danse, abstraite ou narrative.
En quoi et comment se fait-il que filmer, fixer en une image cette vie qui s’exprime, aplatit l’image première du jeu théâtral ou dansé ? Et surtout pourquoi, lorsque l’on fixe l’improvisation selon l’instant, tout le relief et la saveur de l’œuvre sont préservées ?
Nous en sommes venues à la notion du jeu des acteurs de cinéma, par rapport au jeu des acteurs de théâtre.
C’est une question de distance.
L’acteur de théâtre doit grossir le trait et le geste, pour être vu de loin.
L’acteur de cinéma doit se relier à la réalité quotidienne de ses gestes et paroles pour être capté dans toute sa dimension par la camera qui perçoit le moindre frémissement de son visage, de ses mains, ses hésitations, sa détermination etc. Les premiers films, où les acteurs surjouaient de façon théâtrale, nous donnent à voir combien l’artifice prend tout l’espace de l’image.
Cette danse qui vient de l’instant, qui n’utilise aucun artifice, attire l’œil au plus près de la chair dans son espace. Et l’œil de la camera n’en revient pas de tant de beauté, la beauté du corps dans l’espace, des lignes qui l’animent. Elle magnifie non pas dans le sens qu’elle rend plus beau, mais dans le sens qu’elle agit comme un microscope ou une forte loupe sur ce qui « fait » la vie. Elle témoigne de cette palpitation de la vie.
En cela, la camera restitue à cette danse son intimité. La projection de son image, simultanée à la danse, en fond de scène permet (éventuellement) au spectateur de s’affranchir de la distance entre la scène et le plateau. Cette danse mérite d’être vue sur plusieurs angles.
Cela m’amène aux lieux de la danse. D’abord populaire et de groupe, inscrite dans les espaces quotidiens, la danse est devenue classique à la cour des rois, puis a été transportée dans le théâtre à l’italienne qui met le public face à la scène rectangulaire. Yvonne nous rappelait comment cette boîte décorée du théâtre, où le spectacle pouvait être plus dans la salle que sur la scène, a fait place de nos jours à la boîte noire où l’image prime : tout se concentre sur la scène.
En projetant l’image sur un écran en fond de scène, l’image de la danse fait, de la boîte noire qu’est devenu le théâtre, la camera de la danse, qui se regarderait elle-même : l’image des corps vus du public et l’image des corps vus de la camera se superposent et dialoguent ou se disputent en une multitude de points de vue mouvants, dégageant l’œil du spectateur de sa frontalité obligatoire pour explorer d’autres mondes donnés à voir.
Ajouter à cela un miroir sur scène, dans lequel la caméra se mire ou donne à voir, et Orphée déboule dans la boîte noire, de sa longue remontée des enfers, pour humer la beauté du monde, pour laquelle je me perdrai volontiers…
Andréine Bel
’’’Note’’’ : en allant sur Google, voici ce que j’ai trouvé :
http://www.onf.ca/trouverunfilm/fichefilm.php?v=h&lg=fr&id=33871
«Crisis, Lonely Boy, Chronique d’un été. Ces films vous sont peut-être inconnus, mais leur influence s’exerce partout chaque jour, tant au journal télévisé que dans les vidéoclips, ou sur Internet. Née au tournant des années 50 et 60, la révolution du cinéma vérité (ou cinéma direct) fut lancée par une bande de cinéastes passionnés, exaspérés par les documentaires guindés qu’on présentait alors. Leur manière de travailler et leur désir inébranlable de filmer le réel comme ils le voyaient ont bouleversé non seulement le style documentaire mais tout le champ cinématographique. Ce long métrage présente de nombreux extraits des classiques du cinéma vérité et relate, pour la première fois, les péripéties d’une révolution qui a transformé pour toujours notre manière de faire du cinéma. Cinéma vérité : le moment décisif est signé par Peter Wintonick, qui a aussi réalisé Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the Media, documentaire acclamé partout dans le monde ; il est produit par Éric Michel dont le film, 50 ans, réalisé par Gilles Carle a remporté une Palme d’or à Cannes, et par Adam Symansky, gagnant d’un Oscar à Hollywood. »
Article créé le 16/02/2020